LA CONQUÊTE DU MILLIARD
Le milliard est une chose monstrueuse.
Le millier voire le million sont de près ou de loin liés à notre quotidien d’individu. Mais le milliard provient d’un autre monde, d’une autre sphère, celle des collectivités humaines de très grande taille par exemple, ou le nombre de cellules d’un être vivant ou encore les caractères de son ADN).
Pour preuve cette illustration, grand classique du film policier : Le maître-chanteur l’a exigé : « je veux un milliard en liquide ». Le réalisateur du téléfilm ne va pas s’embêter avec les contraintes de la réalité et montrera une obéissante victime ouvrir une mallette pleine de billets devant les yeux satisfaits du cupide individu. Le spectateur perspicace aura remarqué l’impossibilité de cette scène dans la vraie vie.
Tentons de nous représenter les choses : Un billet de 500 euros n’est pas plus épais qu’une page de livre, or un livre de 100 pages a une épaisseur de 1 cm environ. Une liasse d’une centaine de billets aura donc cette même épaisseur, tandis qu’une super liasse de 10 centaines de billets, soit 500.000 euros dans notre exemple, sera en conséquence épaisse de 10 cm. Combien faudra-t-il de ces super liasses de 500.000 euros pour constituer le milliard cible ? Une simple division donne la réponse : 2000, soit une « liasse » de billets haute de 200 mètres. Si des coupures de 100 euros plus faciles à écouler sont spécifiées, il faudra engouffrer dans la valisette une hauteur d’un kilomètre de billets, une taille plus raisonnable que 5 kilomètres de billets de 20€, soit un certain nombre de fois la Tour Eiffel et la Tour Montparnasse montées l’une sur l’autre. Le milliard est décidément monstrueux.
Un milliardaire l’est tout autant. Voilà un personnage en capacité financière d’engloutir chaque matin 10.000 pains au chocolat, de boire à chaque repas plus de grands crus qu’aucune parcelle de Romanée-Conti ou de Montrachet ne pourront jamais sécréter, d’inviter chaque nuit dans sa robuste couche 200 conquêtes demi-mondaines avec leurs milliers de baisers impatients … Pauvre milliardaire, voilà des limites humaines mises à rude épreuve.
Pourtant quel quidam curieux n’a pas un jour songé à compter à voix haute jusqu’à un milliard, avant de renoncer après qu’un simple calcul lui aura montré qu’un milliard de secondes équivalent à peu de choses près à 30 ans. Sans pauses aucune, sans sommeil, en articulant des nombres à la longueur suffocante, comme trois cent soixante dix sept millions neuf cent quarante neuf mille quatre cent vingt trois, trois cent soixante dix sept millions neuf cent quarante neuf mille quatre cent vingt quatre, trois cent soixante dix sept millions neuf cent quarante neuf mille quatre cent vingt cinq … tout cela à bonne vitesse pour maintenir la cadence … Non, un tel exercice n’est pas humain.
Et si je demandais à une calculatrice programmable de se lancer dans ce travail de titan ? Une calculatrice se moque des pauses et de la lenteur des cadences humaines. C’est décidé, je me lance dans ce projet.
Quelle machine choisir ? Peuvent-elles seulement toutes réussir cet exercice ? Je fixe le cahier des charges : la calculatrice, programmable et partant de zéro, devra ajouter 1 au résultat précédent jusqu’à arriver au milliard. Elle pourra exécuter autant de boucles que d’additions ou bien combiner des boucles à de longues séquences de « 1+1+1+1+1+1 … » si l’on craint que les retours de boucles soient trop consommateurs de temps. Enfin, la machine devra calculer sans branchement au secteur mural, sans changements de piles à la sauvette, en somme être autonome jusqu’à la bonne fin de l’opération.
Les candidates capables de calculer vite et pourvues d’un appétit mesuré ne sont pas si nombreuses. J’ai retenu dans un premier temps la sage CASIO GRAPH 25+PRO de 2010. Son écran est une dalle classique de gros pixels et l’alimentation est à 4 piles AAA. Le chiffre de consommation imprimé au dos est encourageant. Après essais pour évaluer le temps de calcul nécessaire, soit 6 jours et quelques heures sans jamais s’arrêter d’additionner, un élan de sympathie disons syndicale m’a poussé à lui épargner ce marathon forcé insensé.
Question célérité, il y aurait bien eu la HP PRIME, mais paradoxalement sa vitesse de calcul est si monstrueuse elle aussi qu’à côté le milliard, désormais à portée d’une grosse heure de calcul, ne fait plus peur et rend le défi plus fade.
A deux doigts de laisser tomber cette expérience puérile, j’ai pensé à une machine peu connue mais réputée pour l’excellente gestion de son alimentation ainsi que pour sa rapidité importante, il s’agit de la HP-39GII. Les essais me montrèrent qu’au terme de 8 bonnes heures de calcul elle pourrait toucher du doigt le mont Everest de l’arithmétique, pas celui des dieux infiniment plus haut mais du moins celui des humains, le mien en tous cas.
Le départ est lancé ce mardi 13 décembre à 15:00. Je projette de surveiller l’arrêt du programme dès 23 heures. Je jette quand même un œil vers 21 heures et tout va bien, en silence, sans surchauffe…
Mais à 23 heures les choses semblent mal se passer. La calculatrice ne s’arrête pas. J’attends. A minuit je décide d’interrompre l’opération. Programme arrêté, je contrôle le compteur M et y vois 1.000.000.000 soit la valeur limite en principe entrée en C. J’ai visiblement une erreur dans mon programme. Pourtant les essais que je tape marchent. Il est tard, je suis déçu, fatigué et j’hésite entre arrêter purement et simplement ou retenter plus tard, peut-être avec une autre machine, d’une autre façon, un jour … Je me ravise, refais mon estimation et trouve cette fois, en cette heure tardive où le marchand de sable est passé depuis longtemps une valeur fort différente. Ce n’est pas 8 heures qu’il faudrait consacrer à ce calcul mais 21. C’est décidé, la 39GII va calculer toute la nuit, et toute la journée qui suivra.
Il est 0H45 je lance de nouveau le calcul et monte me coucher. Le matin, je consulte l’écran de la 39GII, pensant voir un témoin d’occupation actif et tranquille. Mais l’écran est éteint. Je rallume la machine, qui affiche le classique logo HP de démarrage mais ne va pas plus loin. La 39GII semble figée. N’aurait-elle pas supporté ce long travail, est-elle « grillée » ? Je dépose les 4 piles et la laisse se reposer. Vingt minutes plus tard, je remets les piles en place et appuie sur ON. De nouveau le logo HP, puis cette fois un démarrage normal. Je consulte le compteur M et lis 1.000.000.125 soit une valeur, après dernières additions du bloc en cours, dépassant le milliard. La HP-39GII a réussi, elle a compté jusqu’à 1 milliard, a affiché le résultat au matin alors qu’il n’y avait encore personne pour le consulter puis s’est logiquement éteinte au bout de 10 minutes, le travail accompli.
Ne comprenant pas pourquoi elle a fini si vite j’ai repointé mon estimation précédente et l’ai trouvée fausse, le temps de calcul estimé était bien de l’ordre de 8 heures. Mon erreur peut avoir été favorisée par une pièce faiblement éclairée, l’écran de la 39 étant lui aussi sombre.
Huit bonne heures, c’est le temps qu’il aura fallu à cette machine ultra rapide, capable de tutoyer le million en une bonne poignée de secondes, pour se frotter à l’effrayant milliard. Les piles, testées chacune à 1,60V au départ du premier marathon indiquent maintenant 1,50V.
Voilà un rêve réalisé, enfin c’est tout comme car avec l’aide de ma 39GII, j’ai moi aussi touché du doigt le milliard !
Repensant à la première tentative, après laquelle la machine avait semblé refuser de s’arrêter, et après que j’aie forcé l’arrêt puis consulté le compteur M, j’avais remarqué que celui-ci me montrait précisément 1.000.000.000. Alors convaincu d’un problème, je n’ai pas pensé à l’hypothèse que la machine venait peut-être précisément d’atteindre la condition recherchée et était sur le point d’afficher le résultat l’instant d’après. Car le programme, auquel je n’ai rien changé, a fonctionné la 2e fois, je lui ai juste laissé le temps dont il avait besoin. La probabilité d’une telle circonstance serait une « nano-probabilité ». Le plus plausible est de mettre cette hésitation au passif là encore de conditions de travail sombres et d’un opérateur à l’esprit embrumé par l’heure tardive.
Réflexion additionnelle : Un programme consistant à compter jusqu’à 1 milliard en additionnant 1 à la valeur précédente ne me semble pas correspondre au travail mental d’une personne comptant dans sa tête ou à haute voix. Le processus intellectuel serait plutôt :
si le chiffre à droite est 1, alors le chiffre de droite de la nouvelle valeur devient 2, si le chiffre à droite est 2, alors le chiffre de droite de la nouvelle valeur devient 3, … , si le chiffre à droite est 9, alors le chiffre de droite de la nouvelle valeur devient 0 et si le chiffre juste avant le chiffre de droite est 9 … , ainsi de suite …
En quelque sorte l’exercice humain est visuel et mémoriel, dans la mesure où le comptage consiste en l’application de gestes et de règles mémorisés à l’école primaire.
Un schéma tout autant programmable …
Petite parenthèse importante ! Pour qui serait tenté de confier à sa calculatrice programmable des tâches réclamant plusieurs heures de calcul d’affilée, je recommande impérativement l’usage de piles NEUVES. Pour illustration, lors d’un essai prolongé avec une CASIO GRAPH 35+ munie de piles à la tension certes contrôlée mais imprudemment puisées dans ma réserve de piles non neuves, une pile DURACELL a répandu une substance laiteuse dans le compartiment des piles. Un message « Piles insuffisantes » était d’ailleurs affiché par la 35+ en fin de calcul. En d’autres circonstances il m’est aussi arrivé de constater qu’une pile faible était devenue brûlante et commençait à exhaler une odeur inquiétante. En conséquence, la prudence est nécessaire en cas d’usage prolongé et une bonne façon de faire est d’installer des piles neuves et testées.
Ci-dessous quelques photos de la séance de calcul :
Le début du listing du programme d’addition
Le milieu de programme, un simple bloc exécuté en boucle
Le fin du Programme
Le premier lancement, qui n’aboutira pas
Un petite vérification que tout va bien, 2 heures avant la fin présumée du programme
L’écran de démarrage, qui semblait gelé après la nuit de calculs
Mais le chiffre lu montre que la HP-39GII avait rempli sa mission
Une question en suspens : Cet exercice a-t-il révélé une instabilité de la HP-39GII ?