Capsule temporelle

Par Pierre F. F.

Nous sommes dans la première moitié des années 80. Comme tout garçon un peu « geek » – même si le terme n’existe pas encore dans le vocabulaire courant – je m’intéresse aux calculatrices. Mon entrée au lycée offre un bon prétexte pour justifier l’acquisition d’une calculatrice scientifique et justement, un autre élève de ma classe vend sa Casio FX-602P dont il s’est déjà lassé !

Je ne connais encore rien à ces machines mais elle a à mes yeux toutes les qualités requises : un grand nombre de touches portant des noms de fonctions mathématiques inconnues qui laissent entrevoir tout un monde à découvrir mais surtout, un écran alphanumérique ! Le meilleur des deux mondes que je ne retrouverai que bien plus tard sur une Sharp PC-1401 : la combinaison d’un clavier d’une calculatrice scientifique et de l’afficheur des rares machines Basic que j’ai vu. La notion de programmation m’est encore parfaitement inconnue, elle ne viendra que plus tard.

Je ne me souviens plus du prix mais il devait être raisonnable (300 francs ?) par rapport au neuf. L’affaire est donc vite conclue et j’en prends possession juste avant un cours de physique. Je peux l’avouer aujourd’hui car il y a prescription, mais je passais l’heure entière à ne rien écouter, trop occupé dans un état d’euphorie totale à tapoter sur cet objet sans vraiment en comprendre son fonctionnement.

Hélas, la sanction parentale tomba : hors de question de garder cette machine ! Si je devais en avoir une, il leur incomberait de la fournir. Ma déception était immense devant tant d’arbitraire d’autant plus que pour une raison inconnue, il était hors de question d’acheter précisément ce modèle. C’est ainsi que je reçus à Noël un PB-100 qui ne m’a jamais vraiment plu bien qu’il me permit de m’initier très vite au Basic avec son manuel extrêmement didactique.

Le souvenir de la FX-602P fut remisé dans un coin de ma mémoire jusqu’à ce que la magie d’internet par des temps de confinement me fasse en rechercher une identique.

Mais si l’on en trouve assez facilement, la cote est plutôt haute et rares sont les machines en bon état. Je voyais passer de temps à autre une annonce correcte mais celle-ci disparaissait quasiment dès qu’elle était postée : si je voulais arriver à en trouver une, il me fallait mettre en place des alertes et être très réactif.

C’est ainsi qu’au bout de quelque 2 ou 3 ans, je faisais l’acquisition d’une 602 (ainsi que d’une 601) en très bon état.

Mais je ne sais pourquoi, je laissais l’alerte activée. Cela a un côté rassurant de voir passer des annonces moins intéressantes qui confirment que l’on a fait une bonne pioche !

Et puis… quelque chose peut surgir à l’improviste.

Exactement ce qu’il advint un soir de début mai où une annonce postée tardivement propose une machine NEUVE !

Les majuscules s’imposent. NEUVE ! Plus de 40 ans après sa vente !

Affalé sur le canapé à près de minuit, cette alerte me réveille instantanément. Je clique fébrilement sur le lien et essaye de garder mon calme. Est-ce une arnaque ? Ou une blague telle une annonce similaire précédemment postée proposant une machine à 1000 € pour se moquer des prix pratiqués ?

Là, le prix proposé est raisonnable et surtout, le vendeur est encore en ligne, surpris de l’intérêt porté à sa calculatrice.

Après quelques échanges visant à nous connaitre – il a lui aussi besoin de se rassurer sur l’acheteur – nous agréons d’un prix et surtout, il me raconte son histoire. Elle me touche beaucoup car elle est en miroir de la mienne.

Si j’étais féru de sciences et n’ai pas eu cette machine, lui l’avait achetée neuve puis s’était orienté vers une tout autre filière et ne s’en était servi que 2 ou 3 fois. A tel point qu’elle porte encore le film de protection de son clavier et de l’écran.

L’attente de la réception du colis fut longue et pleine d’incertitudes. A quoi cela allait-il ressembler ? La machine allait-elle être neuve (ou quasi) ?

Je souhaite à tout le monde de ressentir ce que j’ai ressenti en ouvrant le paquet : Voir cet objet effectivement neuf surgir du passé ! Plus de 40 ans effacés en un instant !

Cela peut paraitre exagéré, futile, ou tout autre qualificatif qui, soyons objectif, sera légitime. Mais ce fut d’une grande intensité. Un simple objet qui catalyse l’abolition de la plus grande des distances : le temps passé.

La valeur intrinsèque de celui-ci importe finalement peu. Seul ce qu’il provoque compte. Si certains écrivains utilisent des madeleines, alors que chacun se sente libre d’utiliser ce qu’il lui plait si cela permet de ressentir ce que j’ai ressenti !

C’est peut-être aussi ce qui motive tout ou partie des collectionneurs – ce qu’au fond je ne suis pas. Collectionner n’est pas un loisir matérialiste. C’est au contraire affectif, émotionnel, sensible. Il n’y a aucune raison de m’enthousiasmer pour une calculatrice des années 80 si ce n’est pour ce qu’elle a provoqué en moi.

Cette expérience m’en a définitivement convaincu : vivez une fois l’expérience d’une capsule temporelle, vous en sortirez changé et heureux !

oOo

Merci à Pierre pour cette très belle contribution, une nouvelle fois