CANCANS DU CLOCHER
Articles sans lien avec les calculatrices, sans fil conducteur, pêle-mêle, sur tous thèmes, parfois des témoignages, parfois de l’humour voire de la pure fantaisie et qui n’engagent que moi 🙂
[07/01/2024]
LE ROGER ET LA CINDY – RÉFLEXION SUR LE PRÉNOM PRÉCÉDÉ DE LE OU LA
Etant tombé voici peu sur une discussion portant sur l’usage de l’article défini précédant le prénom, j’apporte ici un éclairage tiré de ma propre expérience.
Le titre de cet article doit d’ores et déjà en consterner plus d’un par la lourdeur qui se dégage d’un parler sans doute rural, tel que volontiers fantasmé de l’intérieur des grandes couronnes urbaines.
J’ai grandi dans un village de Lorraine. Je coupe court d’emblée aux clichés d’une ruralité encrottée, tels que j’ai pu en lire. Ainsi, le village n’était pas une suite interminable de fermes malodorantes, abritant au plus 20 personnes chaussées de bottes en caoutchouc montant jusqu’au menton, ne se déplaçant qu’en tracteur et bredouillant un patois miséreux. La campagne ce n’est pas cela. Le village offrait d’ailleurs différentes activités industrielles et tertiaires, et était proche du chef-lieu de département.
L’article précédent le prénom était la règle pour beaucoup en particulier les plus anciens. Voilà comment cela se passait :
Ma tante se prénommait Colette. Sa fille, ma cousine, s’appelait Corinne. On disait « Tu as des nouvelles de la Colette ? », « La Corinne vient d’entrer au CP. As-tu des nouvelles du Denis ? J’ai parlé avec la Colette du Louis avant-hier … ».
La personne n’était jamais interpellée avec son article. On ne disait jamais « la Colette reprends-tu une part de tarte ? », mais « Colette, reprends-tu » … L’article n’était pas prononcé à l’insu de la personne, comme on le ferait avec un surnom désavantageux. On pouvait dire par exemple : « Dominique tu devrais avoir un appel du Fabrice, je lui ai dit « tu n’as qu’à appeler le Dominique ».
L’article n’était pas prononcé de façon lourde et traînante (comme on y assiste dans le film « la soupe aux choux », caricature laide et ignorante du monde de la campagne). L’article était affectif, il semblait signifier notre Colette à nous. Si on avait juste dit « Colette », la réaction aurait été: « quelle Colette ?». Remplacer « La Colette » par « Colette » aurait donné l’impression d’une prise de distance froide et incompréhensible.
Dire « la Corinne » renforçait le côté mignon et membre de la famille du petit enfant. Je n’ai jamais utilisé l’article avec mes propres enfants, je n’habite plus en Meuse depuis l’âge de 16 ans, mais ma mère leur en attribuait un systématiquement.
Pour illustrer la cohérence d’une telle pratique, je propose un comparatif avec le nom des villes. Dirait-on je vais à la Marseille, je passe par le Lyon avant de visiter la Bordeaux ? Cela semblerait terriblement lourd. Pourtant qui ressent cette lourdeur en entendant « j’arrive du Tréport, je me rends au Touquet et pars assister aux 24 H du Mans ». Ou bien « j’habite Le Havre, je vis au Havre mais je ne suis pas du Havre » ? Ces villes comportent un article défini dans leur nom, article qui est remplacé sans complexe par « au », « du », au gré de la conversation sans que cela gêne les oreilles de qui que ce soit. Ainsi on ne dit pas « Je vis à LE HAVRE » mais « au HAVRE ».
On peut poursuivre avec la façon officielle de désigner les pays : On dit « France, douce France » mais « LA France », « L’Espagne, « je vais AU Portugal », « j’arrive DU Danemark ». Se sent-on pesant ? Pourtant si j’essaie de dire « LE Taï-wan », ou LA Ceylan, pays de l’Océan indien appelé aujourd’hui « LE Sri Lanka », on ressent la même gêne vis à vis de l’article. Les Anglais disent Spain, France, Germany, nous voient-ils chaussés de sabots crottés ?
S’agissant de ces parlers locaux, ajouter un article à un prénom est simplement un usage courant, vécu comme naturel par les natifs de ces régions. Remarquons enfin qu’il est difficile à ces derniers de priver de son article quelqu’un qui en a toujours bénéficié, tout comme en attribuer un à qui n’en a jamais eu. On pourrait rapprocher cette difficulté de celle éprouvée lorsqu’on se décide à tutoyer une personne vouvoyée de longue date, ou à l’inverse quand il s’agit de vouvoyer quelqu’un à qui on a toujours dit « tu ».
Une telle comparaison, conduisant à imaginer que l’usage d’un article devant un prénom puisse être apparenté à une forme particulière de tutoiement, étendu alors à la 3e personne, peut pour le moins aider à mieux concevoir cette pratique des terroirs, étrange pour beaucoup et pourtant bien vivante.
[04/02/2024]
Un discours de départ à la retraite
Voilà venu pour moi le temps de vous dire au revoir, comme tant d’autres l’ont fait avant moi.
Et c’est que j’en ai vu partir des anciens !
Des collègues, mon père, mes oncles et tantes, et plein d’autres gens quand j’étais enfant. Ils étaient tous heureux ce beau jour venu.
Je le suis aussi, mais me voilà chagriné par un sentiment de sens contraire, une sorte de culpabilité à plusieurs étages.
Outre le fait de quitter celles et ceux que j’apprécie, je crois entendre une interrogation souterraine, insistante, sincère assurément : mais que vas-tu faire en retraite ? Vas-tu rester actif, par exemple contribuer à du travail bénévole ou bien vas-tu ne rien faire ?
J’entends ce « rien faire » comme un reproche nouveau, l’expression d’une sorte d’absurdité, de paradoxe logique, d’aberration comportementale. Mais c’est peut-être le signe qu’on pense les choses de façon nouvelle.
Ne rien faire, voilà un délice interdit désormais à portée de main. J’en imagine la gestuelle : se maintenir allongé sur un matelas confortable, le corps, la tête, les yeux tournés vers la fenêtre ouverte, et au-delà vers les nuages, contempler chaque instant qui passe, sa forme, ses enchaînements, tout en savourant le plaisir de ne brûler aucune calorie, de ne faire bouger le moindre cil, sans plus penser, le plus longtemps possible, sans même respirer tant qu’on y est.
Il se pourrait bien que je ne puisse supporter longtemps le bonheur d’un tel anéantissement métabolique. Pas plus de 5 minutes en tout cas. Ne rien faire du tout semble ennuyeux. En plus les nuages, ça bouge et les yeux doivent suivre.
Je n’ai peut-être pas bien compris la question de mes collègues incrédules. Peut-être faut-il comprendre : « vas-tu te livrer à des activités para-professionnelles, agir en bénévole au sein de structures régies par des règlements internes, des strates hiérarchiques, un temps attribué à la portion congrue pour produire de la performance efficiente, absorber des directives en langue de bois et éléments de langage en anglais se déversant tel un torrent, s’arranger sur la pointe des pieds avec les autres pour envisager une absence, malaxer dans la tête toutes sortes d’injonctions contradictoires comme le monde du travail en sécrète tout naturellement.
Oui je ferai sûrement quelque chose, mais rien qui s’apparente à une activité aussi compliquée. En fait je veux juste me retirer à mon tour du monde du travail et de ses tracasseries qui au bout de 40 ans finissent par endolorir l’âme.
Mais voilà donc qu’une autre culpabilité me chatouille au moment de partir.
Ainsi moi, j’ai la chance de partir plus tôt que mes collègues plus jeunes et sûrement beaucoup plus tôt que les plus jeunes d’entre eux.
Pourtant rassurez-moi, je l’ai bien méritée cette retraite !
J’ai fait mon temps, d’ailleurs nettement supérieur à celui de mon père. Mon Papa, comme beaucoup d’autres, partait en retraite à 60 ans – 37,5 années de service comme on disait – comme c’était la règle depuis 1981. Mon Papa est pourtant parti avant cette échéance, puisqu’il a bénéficié, comme tant d’autres d’une pré retraite. Et aussi d’une invalidité vu une fragilité cardiaque que le travail risquait d’aggraver. Il est donc parti à 56 ans. Comme plein d’autres. Sans culpabilité imaginable.
Plus de pré retraite pour nous autres, ce terme a disparu des radars et des esprits. Quant à l’invalidité, mieux vaut ne plus être concerné car elle n’est plus donnée qu’aux plus brisés d’entre nous.
Donc pour moi, à qui mère nature a pourtant déjà présenté les classiques pathologies « dues à l’âge », ce ne sera pas 56 ans, mais 62. Je travaille déjà 6 ans de plus que mon papa et je trouve que ce n’est pas juste. Et combien pour les plus jeunes. Il y a bien le déblocage du compte épargne temps qui rapproche l’échéance, mais c’est pour ceux qui ont renoncé à leurs congés légaux. Il y a aussi parfois des formules de départ anticipé mais il faut mettre la main au portefeuille, donnant donnant, quand le calcul habituel serait inverse, soit comment ne pas être trop pénalisé à l’heure de palper la pension trimestrielle.
Il semble venu dans l’air du temps d’assimiler le temps passé hors de la sphère professionnelle à du temps perdu à ne rien faire, une oisiveté miraculeuse rendue possible par l’atteinte d’un âge symbolique et arbitraire et un code du travail accommodant, hérité du passé sans doute.
Est-il réellement si peu naturel de travailler ? Est-il vraiment choquant de poursuivre son activité professionnelle bien au-delà de ces limites théoriques finalement peu sérieuses ? N’est-il pas choquant au contraire de ne travailler que 8 heures sur une journée qui en compte 24 ? De continuer à percevoir un salaire en été alors qu’on est au bord de la mer avec les enfants pour un long mois et qu’on ne produit rien ? De gaspiller ce salaire à ne rien faire deux jours par semaine, prostré dans sa maison le dimanche alors que le travail sur le bureau attend votre retour ?
Que s’est-il donc passé ? Comment un principe aussi sain et utile que le travail a-t-il pu se désagréger au profit de l’oisiveté ?
Cet état de largesse est récent. Je fais partie de la première génération où les enfants n’ont pas travaillé à l’usine. Ma mère, mon père, dès l’âge de huit ans « portaient à l’arche » à l’usine de verrerie du village. Les enfants étaient ouvriers quand ils n’étaient pas à l’école. Bien sûr leur travail était adapté à leur âge, leur taille, leur force. « Porter à l’arche » voulait dire introduire à bout de bras des pièces de verrerie dans l’immense four incandescent de l’usine à l’aide de longues perches. Quand ma mère nous en parlait, ce n’était pas pour dénoncer le scandale des enfants à l’usine. Elle disait juste que c’était très dur.
Il est temps de penser à la santé. Qui commence par celle de la société, de l’économie, du travail. Il n’est pas scandaleux de remettre tout ce monde dans le droit chemin, les vieux et les enfants dans un travail, adapté bien sûr, réintégrer dans leurs bureaux les juillettistes et aoûtiens, les apprentis skieurs du printemps, les vacanciers d’automne, d’hiver, les martyrs du weekend qui se dessèchent à regarder leur pendule égrainer des minutes interminables. Quant aux malades qui écoutent le médecin et croient qu’en restant chez eux ils donnent au temps le moyen de les guérir, qu’ils réalisent que le législateur a rendu obligatoires les armoires à pharmacie et les défibrillateurs sur le lieu de travail, et que le retour de leur contribution sera un meilleur remède. Le monde du travail est celui qui accueille chacun, même le gréviste qui préférerait rester chez lui ou crier dehors pour réclamer un salaire, bien inutile quand on y pense, quand l’entreprise peut offrir à chacun un sandwich mou croqué à l’usine au milieu de tous dans un instant de communion joyeuse.
L’oisiveté est l’ennemie de l’âme, travaillons 30h par jour, 400 jours par an, jusqu’au soir glorieux où tel un Molière chacun entrera dans la légende de celui qui s’éteint au pied de l’enclume, au sommet de son œuvre professionnelle.
Pour ma part, je fais le vœu inverse, je pense que le droit à la retraite m’appartient, qu’on m’en a déjà confisqué beaucoup, et que je ne laisserai plus personne m’en soustraire ne serait-ce qu’une minute. Battez-vous contre ceux qui usent de la redoutable ingénierie des mots pour petit à petit modeler votre pensée, nier vos droits, les réduire voire les abolir. Et ne laissez personne vous empêcher d’œuvrer à toujours améliorer vos conditions de travail et de vie.
Bonne retraite méritée à tous le jour venu.
[08/02/2024]
Homo neanderthalensis et Homo sapiens comme vous ne les avez jamais vus
Comme tout le monde, j’ai eu le plaisir d’assister ces dernières années à des documentaires télévisés sophistiqués (tels l’odyssée de l’espèce) retraçant l’histoire lointaine de l’homme depuis les australopithèques jusqu’à l’Homo sapiens. Les différents personnages y étaient interprétés par des comédiens humains plus ou moins grimés. Ainsi l’Homo sapiens n’arborait que d’élégantes peintures tribales tandis que les australopithèques étaient affublés d’un maquillage lourd digne de la saga « la planète des singes ».
Dans ces documentaires les scénarios déroulés se ressemblent souvent : l’histoire débute sur des créatures au physique effrayant, ce sont nos lointains ancêtres bipèdes, pour glisser étape par étape vers l’Homo sapiens, qui termine l’histoire, incarné par des acteurs jeunes et beaux.
Ces documentaires ont une ambition pédagogique, mais ils ratent peut-être une chose importante : nous étonner. Ce qu’on nous présente est rassurant, l’image qu’on reçoit de nous est intacte, flatteuse comme à l’accoutumée. Nous assistons bien à une évolution du simple vers le complexe, du brouillon vers le grandiose, du bredouillant vers le savant, de l’affreuse bête vers l’ange. Ce miroir idéal me parait suranné. Pour renouveler le genre et susciter un étonnement opportun, voilà un scénario qui me plairait mieux :
Dans l’histoire que l’on raconte, on décide d’oublier notre point de vue humain : on place cette fois le curseur sur l’homme de Néandertal, notre proche prédécesseur, et on suit l’histoire à travers ses yeux.
Pour le maquillage des comédiens on reprend les séances lourdes pour les espèces anciennes mais, arrivé à l’homme de Néandertal, plus aucun maquillage n’est requis, voilà la nouveauté. On fait appel à un acteur humain tel quel. Pour ne pas heurter inutilement les idées reçues, on le choisit plutôt « méditerranéen », j’entends par là pas trop élancé, doté d’une musculature et d’un système pileux fournis. Il est nécessaire que l’acteur ait nos traits, ceux qu’on réserve d’habitude à la représentation du sapiens. Pas de peaux de bêtes sur son dos mais des vêtements épais à la découpe régulière.
Dans le courant du documentaire, L’homme de Néandertal rencontre Homo sapiens. Comment le voit-il ? Là les maquilleurs se remettent au travail et nous créent le sapiens vu par Néandertal. Il semble peu probable que ce dernier voie le sapiens plus beau que lui, ou y décèle avec tristesse et résignation un statut d’évolution plus avancé. Voilà donc ce que les maquilleurs doivent nous créer : un personnage longiligne et droit, malingre, à la peau nue et littéralement blanche, d’aspect fragile, maladroit, avec un visage lisse et ovale, d’une platitude effrayante, au milieu duquel dépasserait un incompréhensible triangle proéminent. Malgré son aspect frêle, il serait perçu comme très dangereux et agressif.
Justification d’un tel portrait : On sait l’homme de Néandertal plus trapu que nous, plus robuste, probablement velu, parfaitement adapté à son milieu. Il avait un visage plutôt projeté vers l’avant, un nez plus aplati, des arcades sourcilières saillantes et un menton léger et fuyant. Par ailleurs on pourrait dépeindre sans risque de trop se tromper l’Homo sapiens comme une créature belliqueuse et conquérante, d’où la peur qu’il inspirerait.
Mes suggestions sont sûrement maladroites. L’important serait de montrer ce qu’on ne voit jamais : un humain différent, laid lui aussi car vu par l’œil de l’homme de Néandertal, (L’homme de Néandertal l’est pour nous, du moins dans les représentations qu’on en fait), et pas du tout à son avantage, pas au centre ni au sommet de la création, juste à sa place parmi d’autres.
Ne tiendrait-on pas là quelque chose de nouveau ?
[08/02/2024]
Une petite souris
Vous êtes un grand garçon de 58 ans et vous voilà victime d’un mal de dents.
De mémoire vous n’aviez pas connu cela depuis l’âge de 11 ans et demi.
Vous entrevoyez l’extraction de la molaire fautive. Et comme si cette pensée n’était pas déjà assez pénible, vous réalisez que vous n’avez même plus les coordonnées de la Petite Souris.
Vos souvenirs lointains resurgissent. La petite souris n’avait pas besoin de laisser une carte visite dans le bottin. Il suffisait de déposer la dent fraîchement tombée tout près du lit voire sous l’oreiller pour qu’elle arrive, à pas de souris, comme attirée irrépressiblement par le don attentionné de l’enfant endormi après une journée endolorie.
La minuscule créature laissait toujours une belle pièce de monnaie, preuve de son passage et de sa gratitude.
Vous n’êtes plus un enfant, vous êtes un adulte, peut-être même un grand-père. Et vous n’êtes pas dupe. Vous savez bien que dans cette affaire de petite souris, vos parents vous faisaient une petite cachotterie pour embellir cette merveilleuse histoire.
Vous en êtes maintenant convaincu, vos parents disposaient des coordonnées personnelles de la petite souris, avec laquelle ils convenaient secrètement du rendez-vous. Comment aurait-elle détecté sinon un aussi faible signal, et comment contenter chaque enfant le moment venu sans un agenda bien ordonné.
Comment avez-vous pu oublier ces coordonnées, vous qui avez été père de jeunes enfants voilà trente ans, et attaché à une si gentille tradition.
Vous voilà résigné à interroger votre fille, désormais mère elle-même et en situation de perpétuer la tradition.
Vous avez été bien inspiré car votre fille détient les précieuses informations, qu’elle vous dicte sans hésitation.
Tout en la notant, l’adresse vous revient en mémoire. Elle vous est même familière, c’est en fait celle de la maison familiale où vous résidiez quand vos enfants étaient petits. Faut-il comprendre que la souris habitait sur place. Cela expliquerait sa disponibilité sans faille à tous ces moments où elle a apporté un réconfort bienvenu aux enfants.
Vous pouvez dormir rassuré, sachant maintenant que des petites souris attentives vous observent avec tendresse, par un petit trou invisible, au creux des murs de votre maison.
[08/02/2024]
Focus sur un épuisement professionnel
Tout a commencé par un retard de travail qui n’a jamais pu être rattrapé. Francis l’a vu enfler au fil des semaines et s’est senti dépassé.
Francis comptait sur le questionnaire du bien-être au travail qu’il devait rendre à son manager. Il y aurait exposé ses difficultés, le mal-être professionnel qu’il vit depuis plusieurs mois. C’est pourtant un questionnaire neutre qu’il a rendu, s’étant censuré, renonçant à évoquer ce qu’il ne sait comment traduire en mots, beaucoup trop gros pour ces interlignes si proprement formatés.
Francis se révèle aujourd’hui totalement accaparé par son travail, jour et nuit. Il y consacre tout son temps y compris celui des loisirs, devenus strictement inexistants. Les problèmes qui y sont liés sont en permanence à son esprit et il est de plus en plus découragé, ayant perdu le goût et même le mode d’emploi d’une contribution passée.
Qui sait définir un burn-out ? Comment le repérer ? Le mode opératoire se déroule pourtant souvent devant nos yeux. Le burn-out est une spirale qui focalise les problèmes vers l’intérieur, vers soi-même et jamais vers l’autre. Alors que Francis sait de longue date ce qu’il doit faire, ce qui correspond à ses valeurs professionnelles, notamment le souci d’une contribution de qualité, il constate qu’il n’y arrive pas et ne comprend pas complètement pourquoi.
Le mot échec, brutal, tourne en boucle dans sa tête et les conclusions qu’il en tire sont :
« Je ne viens pas assez tôt au travail », « je pars trop tôt du travail », « j’ai tort de rentrer chez moi le midi », qui est devenu « j’ai tort de prendre une pause le midi », « j’ai tort de ne pas prendre de travail à la maison », qui est devenu « j’ai tort de prendre si peu de travail à la maison ».
Quand tout le temps disponible a été étiré, il reste la dernière solution, celle de s’imputer les insuffisances : « je ne suis plus bon à rien, je ne sais plus faire mon travail, je ne suis plus compétent, je ne suis plus rien ».
Francis se lève aux aurores et prend son café avec un dossier ouvert, y compris le dimanche. Pour Francis, il existe une règle impossible à remettre en cause : « le chef donne le travail et le subordonné l’exécute » quel qu’en soit le poids c’est normal, indiscutable. C’est le lot de tout employé, y compris quand des applications informatiques inachevées, mal ficelées achèvent d’écraser le fardeau, nourrissant au fil de l’eau un retard sans issue. En cas de manquement à ce principe de subordination, la culpabilité et le déni de soi feront un chemin destructeur.
Francis est épuisé, nerveusement et physiquement. Sa tête fonctionne mal. Son esprit est entravé par un bruit mental permanent. Le temps puisé dans une journée ne lui suffit plus à produire davantage qu’un atome de travail. La pensée est devenue telle l’évier bouché qui vient à bout de quelques millilitres d’eau au prix de longues heures au cours desquelles les molécules parcourent des chemins tortueux autour d’épais et hideux résidus enchevêtrés.
Francis se cache. Il ne croise plus ses collègues, le précipice sous ses pieds lui fait honte. Il cache à son chef qu’en plus du travail confié, il œuvre dans le secret à résorber un retard au visage monstrueux, alors même que les efforts qu’il fait pour fixer son attention n’aboutissent plus qu’à des instants de concentration fugitifs.
Francis est seul. Les canaux de communication ne lui sont plus adaptés y compris les dispositifs d’écoute psychologique qui lui paraissent vains et faits pour d’autres.
Francis a un besoin crucial de pause longue et réelle. Le répit ne viendra pas du médecin traitant. Francis est réticent à le solliciter. La dernière fois qu’il l’a rencontré, il a refusé le moindre arrêt au motif que tant de travail l’attend à son bureau.
Alors que faire ? Le médecin du travail a de toute évidence un rôle important de diagnostic et d’alerte. La visite médicale biennale ne peut suffire. L’équipe managériale doit à son tour être en mesure de détecter les signaux. Par exemple le jeu de cache-cache quotidien avec la borne de pointage, forcément remarqué par un supérieur attentif. Que fera-t-il ? Laissera-t-il Francis seul, enfermé dans ce comportement coupable au motif qu’il a signé un protocole d’horaires, qu’il déborde pourtant systématiquement ? Doit-il lui accorder un entretien ? Mais si à l’issue rien ne change, si les yeux regardent ailleurs, l’effet sera éphémère et finalement stérile voire dangereux, car la dépression et les pensées suicidaires ont commencé leur chemin.
Il est possible que sous le mot « burn-out » se cache une sorte de cancer de la culpabilité. Il s’attaque au cerveau en le remplissant de bruit mental qui l’entrave et le noie dans un sentiment d’échec, de déconsidération, de mépris de soi. Quelles sont aujourd’hui les marges de manœuvre de Francis. Toute sa personne est meurtrie au sang par le travail et ses douleurs muettes. Les loisirs qui permettraient de se ressourcer n’existent plus. L’énergie, le goût d’en profiter non plus. Le moral, la volonté, la foi en un avenir ont perdu sens.
Le burn-out de Francis n’est pas une saine fatigue survenant lors de l’accomplissement d’une production cyclopéenne. Il résulte d’une situation de pourrissement solitaire dont Francis ne sait désigner d’autre coupable que lui-même, alors que l’idée même d’une issue est rongée par la même gangrène.
Francis est en danger. Il se consume de ne savoir réagir, de ne pas disposer du mode d’emploi de la révolte, d’une culpabilité qui enfle sous le regard accusateur de l’autre, réel ou déliré, celui de la hiérarchie, celui qui sépare qui est performant de qui est fragile.
Francis est enfermé dans une prison, un labyrinthe surhumain qui grossit chaque jour davantage et à l’issue toujours plus fuyante.
Transportons-nous dans un futur apaisé et imaginons que Francis ait retrouvé une sérénité qui lui permette maintenant de poser un regard sur cette période passée. Écoutons ce qu’il nous dit :
« Chacun a besoin de moyens pour accomplir son travail. Il a par exemple besoin d’oxygène, d’espace, de temps, d’outils, de synergie. Ce besoin de temps est variable d’un individu à l’autre, d’un contexte à l’autre ».
Francis comprend maintenant qu’il a souffert de courses contre le temps, toutes perdues d’avance, fixées par un chronomètre tenu dans la main d’un autre.
Quand le temps devient compté tel un indicateur de référence discriminant, aligné sur une norme arbitraire, par un manager qui ne dispose pas de la clé de calcul du besoin réel, on prive l’employé de toute chance de réussite et on le pousse vers une suite d’échecs inéluctables et mortifères.
Le temps autoritairement et aveuglément imparti pour une tâche donnée, par blocs rigides, de façon hiérarchique, étalonné sur le modèle du collaborateur le moins nécessiteux est une machine à produire de l’échec. Distribue-t-on l’oxygène en s’alignant sur les besoins d’un l’individu étalon ? heureusement non.
Un progrès serait de confier son temps à chacun sans le retenir comme une variable de comparaison discriminante pour l’appréciation de la performance. Libéré de cette cage de fer, ne resteraient alors que les succès, et la satisfaction d’avoir consacré ses compétences à produire une contribution utile et finalement épanouissante.
Note : Le personnage de Francis est fictif et d’autres chemins que celui de Francis peuvent sans doute conduire à l’épuisement professionnel
[23/03/2024]
Pourquoi je refuse les jeux de hasard
Je n’ai jamais gagné les 6 numéros du loto mais j’ai fait bien plus fort.
Quand j’étais très jeune, avec plein de copains, on avait repéré un ovule très attirant. Alors on y est allé tous ensemble. On était très nombreux, 300 millions d’après ce qui se disait, donc aucune chance que ça tombe sur moi. Mais on y croyait tous et on avançait dans une cohue indescriptible.
On était si nombreux qu’on ne voyait plus notre chemin on ne savait plus où on en était, puis à un moment, ne me demandez pas comment j’ai fait, je me suis trouvé face à l’ovule, j’étais le premier arrivé. Vrai de vrai !
L’ovule et moi, ça a été le coup de foudre. Je ne sais pas ce que sont devenus mes autres copains, ils avaient l’air déçus, comme s’ils n’avaient plus aucun projet. Moi, cette rencontre a changé ma vie … Mais après une chance pareille, j’ai bien peur que ma bonne étoile refuse de me sourire une nouvelle fois, alors je n’essaie même pas de jouer.
[04/04/2024]
Oui à une intelligence artificielle de tous les jours
Décidément il semble que l’homme éprouve une difficulté de dimension mystique avec les robots. Créer un robot lui semble un ultime défi, à sa mesure, créer lui-même un autre lui-même, se prendre pour Dieu si proche.
Depuis que la technique le permet on voit à la télévision des pantins en plastique dur blanc, sur deux jambes articulées, de taille vaguement humaine réussir à grimper des marches d’escalier, faire quelques pas de danse, clignant ostensiblement de grands yeux en plastique.
D’autres ayant pris visage humain veulent nous bluffer par leur aisance à soutenir des conversations à bâtons rompus de haute volée, rythmant le propos de mimiques faciales du plus bel effet. Le fait que la conversation prenne vite une tournure hilarante n’est pas un problème, il reste du travail à faire, mais on s’approche de la création suprême, la vie artificielle ou peut-être réelle allez savoir.
L’intelligence artificielle est proche cousine du robot. Là aussi visons le divin, créons des cerveaux qui apprennent à apprendre, à devenir des champions du monde d’échecs, des compositeurs de symphonies à mille voix, autant de tissus neuronaux qui nous font frémir, sans doute puissants au point de submerger un jour leurs créateurs à qui il manquait si peu pour être Dieu.
Mais stop ! Je n’ai pas besoin d’un robot en plastique en tablier de cuisinière qui fait cuire un œuf sur le plat en improvisant un poème épique en mandarin.
En revanche quand j’envoie mon colis par la Poste et que l’hôtesse me dirige vers l’automate, je serais bien preneur d’une interface enfin intelligente qui m’assiste et me rende ce moment moins pénible.
L’automate va me faire défiler une série de questions selon un cadre rigide, un ordre inexorable, rejetant parfois ma saisie directe en lui substituant une liste déroulante dont le résultat sera pourtant le même. Je devrai appuyer sur des boutons virtuels mal embouchés, confirmer ceci, refuser cela, lire et comprendre des mentions écrites en petit, appuyer sur oui ou sur non, annuler, revenir, et ne jamais traîner car les délais de réponse sont chronométrés et vous laissent en plan si vous avez trop longtemps réfléchi ou hésité.
Derrière moi, des usagers nerveux observent et trépignent.
Ce mode d’interaction avec les automates, pas seulement ceux de la Poste (SNCF, RATP, cinéma de quartier …) me fait penser à la ligne de commande rigide à la virgule près des premiers ordinateurs familiaux, comme le bien connu MS-DOS.
Rappelons-nous que les grands constructeurs de logiciels et de systèmes d’exploitation avaient un jour créé l’interface graphique. Pour supprimer un document, plus besoin d’écrire à la main DEL C:\SYSTEM\PROGR002\UTILS\ETDn_inst.BMP + ENTREE. L’écran montrait maintenant une corbeille miniature vers laquelle il suffisait de déplacer la petite image marquée du nom du document à l’aide d’une sympathique petite souris blottie au creux de la main.
Si la raréfaction des assistants humains devient inéluctable, au moins je voudrais un environnement intelligent capable de m’écouter, me comprendre et me parler, reformuler, gentiment, glanant les informations indispensables par de simples échanges verbaux, sans m’imposer un ordre, une séquence, une syntaxe, une formulation informatique. Il n’est pas nécessaire qu’un pantin blanc articulé joue ce rôle, un simple écran figurant un visage aux lèvres mobiles serait parfait (on sait faire, les audioprothésistes utilisent de tels écrans pour mesurer le lien entre compréhension auditive et lecture du visage).
Il ne s’agit pas ici d’implémenter une intelligence capable d’échanger avec brio sur n’importe quel sujet de classe universelle. Il ne s’agit que de maîtriser une problématique restreinte à l’envoi de colis postaux ou l’achat de billets de trains.
Quand ma Maman sera capable d’utiliser un tel automate, sans angoisse, sans transpirer, sans redouter la pression des usagers qui s’entassent, on aura bien progressé, on sera passé de la ligne de commande à l’interface intelligente. On en a grand besoin, dans toutes sortes de domaines !
Concernant la mauvaise humeur des usagers qui trouvent le temps long dans une file, en cas de guichet humain, c’est l’employé qui en assume normalement la responsabilité car la gestion de l’opération lui incombe et il est réputé compétent.
Mais lorsque l’usager est abandonné à l’automate, obligé de faire le travail avec les outils qu’on lui laisse, c’est vers lui seul que se focalisent les griefs de la foule, tous s’imaginant qu’ils auraient fait bien mieux et plus vite que la personne empotée devant eux dont ils voient et jugent chaque action. La différence c’est qu’eux ne subissent pas de pression perturbatrice. Leur tour arrive.
[17/06/2024]
Révélation Glenn Gould
Je connaissais Glenn Gould depuis longtemps. J’avais entendu un beau jour sa légende sur la radio France Musique, celle d’un pianiste talentueux mais un peu particulier, atteint d’agoraphobie, ne jouant qu’en studio et publiant des enregistrements constitués de montages.
J’ai fini par découvrir son image à la télévision. Je le savais spécialiste de Bach, un répertoire que je connaissais bien. Pourtant cette fois-là je n’ai pas accroché. Le monsieur parlait beaucoup, revendiquait pouvoir tout jouer au piano, instrument qui n’existait pas du temps de Bach. J’écoutais Glenn Gould interpréter le premier contrepoint de l’Art de la Fugue comme une simple curiosité, un caprice de pianiste.
J’ai revu le personnage à d’autres reprises. Il était toujours accompagné d’un monsieur infiniment complaisant. Une des discussions avait porté sur ce que Glenn Gould appelait la découverte de la lenteur, illustrée par son enregistrement tardif des Variations Goldberg d’une durée souvent présentée comme bien plus longue que le premier de 1955. Comment alors comprendre et accepter qu’on impose à l’auditeur un tempo si saugrenu, voulu tel un caprice par le seul interprète ? Je regardais avec intérêt malgré tout les mains exécuter des œuvres que je ne connaissais que par l’écoute, mais je ne restais jamais longtemps devant l’écran. Voir Glenn Gould montrer ses mimiques diverses était toujours un peu pénible. Cela faisait partie de sa légende disait-on. Par exemple il jouait avec un visage tout près du clavier. Il était assis très bas, n’utilisant que le tabouret que son père lui avait fabriqué. Alors que ses doigts volaient sur le clavier, il semblait imiter un canard avec sa bouche, tandis que si une main se libérait un instant, elle s’élevait comme pour diriger un orchestre imaginaire. Et Glenn Gould chantait toujours d’une voix grave bien audible pendant le jeu. J’avais du mal à prendre ce personnage au sérieux.
Une fois une chaîne de télévision a diffusé un film s’intitulant Trente petits films sur Glenn Gould. Trente comme les trente Variations Goldberg. Un comédien interprétait Gould et chaque séquence mettait en lumière un trait de sa personnalité. On entendait des témoins rapporter des anecdotes, tel son accordeur personnel, ou un ami que le pianiste avait réveillé en pleine nuit pour lui chanter au téléphone un opéra entier qui venait de l’enthousiasmer. Son intérêt profond pour les problématiques du Grand Nord y apparaissait, tout comme son armoire à pharmacie débordante révélant des obsessions hypocondriaques. Il y avait tant à dire et à montrer sur une personnalité aussi étrange.
J’ai regardé ce film, là encore du coin de l’œil. Une des scènes illustrait la rencontre entre Glenn Gould et Norman McLaren, un réalisateur de cinéma d’animation. Tout au long de la séquence on assistait à une sorte de danse de sphères de couleurs, sur fond sonore d’une fugue de Bach interprétée par Glenn Gould. Le jour où j’ai réellement découvert Glenn Gould fut cette seule fois où on ne le voyait pas et où personne ne commentait ses bizarreries. Débarrassé de ses jeux de scène parasites et sans doute involontaires, il restait une interprétation absolument juste et touchante. Il n’y avait là aucun caprice de star, aucune mise en avant d’un artiste narcissique.
Je ne connaissais du Clavier Bien Tempéré que les trois quarts, soit 3 disques disparates achetés ici et là à bas prix sur les 4 que comptait habituellement une intégrale. C’était la première fois que j’entendais la fugue n° 14 et le choc fut tel que dans les mois qui suivirent, j’avais acquis et au prix fort tous les enregistrements de Bach de Glenn Gould qu’il m’avait été possible de trouver.
A de rares exceptions, j’ai toujours été emballé et en phase avec son interprétation, par un jeu pianistique lumineux d’énergie, reconnaissable entre tous. Pour comprendre Gould il me suffisait désormais de l’écouter et ne plus m’attarder sur son image et les jugements outrés des uns ou des autres. Ainsi, les commentaires sans fin sur le second enregistrement des Variations Goldberg, d’une lenteur si choquante qu’elles résumeraient à elles seules l’étrangeté du personnage.
Que disait Glenn Gould ? je l’ai fait car l’enregistrement précédent était en monophonie tandis que le second est maintenant en dolby stéréo, et aussi parce que j’ai découvert la vertu de la lenteur. L’écoute le confirme mais là encore pourquoi tant d’émotion ? Le son monophonique et sourd de l’enregistrement de 1955 est en effet bien moins bon. Quant à la lenteur qui offusque tant ceux qui n’ont pas écouté, elle est juste très (trop ?) prononcée pour une seule variation. Les deux arias de début et de fin sont affectées aussi par le tempo mais cela reste un choix raisonnable. Deux autres variations sont jouées lentement mais c’est tout simplement le tempo adéquat. Pour toutes les autres variations, le tempo est juste ralenti par rapport à celui, effréné, du premier enregistrement. Où est l’étrangeté ? D’autant que la variation extrêmement lente l’est plus encore dans le tout premier enregistrement. On doit bien sûr ajouter à cela la pratique ou non des reprises. Chaque variation se compose de deux parties pouvant faire l’objet de reprises, que les interprètes exécutent habituellement à leur gré. Or Glenn Gould n’en pratique aucune dans sa première version, tandis qu’on peut en rencontrer dans la seconde.
Je montre ci-dessous la comparaison des durées des deux enregistrements des Variations Goldberg.
Au vu de ces éléments on peut conclure que les commentaires outrés sont excessifs.
Beaucoup de bizarreries imputées au personnage n’en sont pas et trouvent explication de la bouche même de l’artiste. Sa seule réelle étrangeté me semble avoir été de n’avoir jamais rien fait pour les masquer ou les atténuer aux yeux des autres.
[17/06/2024]
Ovnis
Les ovnis et leurs mystères m’ont beaucoup intrigué dans mes jeunes années 70. Des films comme « le jour où la Terre s’arrêtera » ou la série « les Envahisseurs » me fascinaient littéralement.
Parfois le journal télévisé osait rapporter une mystérieuse observation dans le ciel. Il y eut aussi les livres de Jean-Claude BOURRET, journaliste connu et sérieux. Des pages qui faisaient entrer le sujet dans la sphère officielle et rigoureuse des gendarmes, collecteurs d’un volume énorme de témoignages, révélant ceux de pilotes chevronnés, civils comme militaires.
Le monde était alors partagé entre les purs incrédules sourire en coin, et les témoins jurant parfois avoir vu des extraterrestres à quelques mètres de la soucoupe posée dans le pré. Les fréquents débats télévisés incluaient toujours des sommités de l’astronomie parfaitement conformistes dénonçant à cor et à cri l’absence de preuves matérielles, et des personnalités du paranormal maintenues dans des positions d’illuminés.
J’avais à cette époque comme beaucoup d’adolescents la passion de l’astronomie et j’avoue que l’incursion impromptue d’un tel phénomène dans le ciel aurait été l’expérience de ma vie. Mais je n’ai jamais vu d’ovni, ni à cette époque ni plus tard. Mon sommeil d’enfant était souvent le siège de rêves ou plutôt de cauchemars me faisant assister au passage d’incroyables vaisseaux traversant lentement le ciel. Autant une telle pensée était excitante à l’état d’éveil, autant en rêve elle était terrifiante.
Un jour, une émission télévisée a donné la parole à un « ufologue », responsable d’une association d’étude du phénomène ovni. Ce personnage, sérieux et posé, accréditait de toute évidence par sa seule présence l’authenticité du phénomène. Il avait sans doute eu dans les mains un grand nombre de témoignages solides qui l’avaient confirmé dans cette voie. Que pouvaient bien contenir les dossiers décisifs auxquels il avait eu accès ?
Puis je me suis petit à petit détourné des choses du ciel, la vie m’appelant à d’autres tâches plus terre à terre.
Un grand nombre d’années plus tard, repensant à l’époque où l’on parlait ovni sans complexes, l’idée me vint d’interroger internet et ses forums pour voir où en était le sujet et surtout en savoir un peu plus sur les ufologues. Je me suis inscrit sur un forum que j’ai fréquenté une bonne année.
J’ai pu lire les contributions de personnages passionnés au-delà des soucoupes par toutes les formes et hypothèses du phénomène ovni. Certains membres étaient d’anonymes érudits de la paléontologie, de l’anthropologie, d’autres de sciences physiques et beaucoup d’échanges étaient enrichissants. Il en ressortait que beaucoup avaient été témoin un jour de quelque chose d’aérien qu’ils n’avaient pu identifier et qui les avait marqués.
Parfois un témoin de passage s’inscrivait juste pour rapporter une observation récente et les spécialistes, de photo notamment, procédaient à l’analyse des données d’où il ne sortait jamais rien de définitif, la qualité du témoin, de ses moyens, de ses connaissances étant trop imprécises.
J’ai cessé de fréquenter le forum après avoir assisté plusieurs semaines durant à un emballement sur ce fameux astéroïde à la trajectoire étonnante dont tous les médias avaient parlé et qui aurait été selon les spécialistes « d’origine extraterrestre ». Il fallait alors comprendre que ce caillou géant baptisé Oumuamua, dont on nous rapportait opportunément que sa forme allongée était mystérieuse, avait selon toute probabilité vécu dans son passé lointain une collision qui l’avait affranchi de l’attraction de son étoile et que depuis il errait, faisant une incursion dans le système solaire avant de repartir, là où l’enverraient les seuls principes de l’inertie et de la gravité.
La presse généraliste est en matière de choses du ciel tout à la fois d’une grande ignorance et d’une fausse rigueur, voulant à tout prix glisser du frisson dans des propos se voulant scientifiques mais aux mots choisis. Alors qu’aucune image autre que des illustrations d’artistes ne circulait et que les données recueillies étaient très pauvres, j’ai témoigné mon désaccord à entrevoir a priori de possibles « mains intelligentes » ayant envoyé ce corps, aux fins d’exploration du système solaire sans doute, de la Terre tout au moins, enfin juste l’homme tant qu’on y est, en pointant le traitement sensationnaliste des médias. La réaction forte de plusieurs membres et non des moindres m’a semblé révéler un parti-pris sous-jacent qui ne pouvait selon moi faire progresser les choses.
Ainsi j’y ai souvent rencontré les thèmes portant sur les centrales nucléaires, sujet qui n’est pas nouveau, cibles de survols jugés mystérieux. Et toujours une suspicion envers les gouvernements mondiaux qui savent et cachent bien sûr des dossiers secrets. Et des témoignages de poids valant quasiment preuve, dès lors qu’ils proviennent de pilotes chevronnés ou de gradés militaires. Et aussi en filigrane, la prophétie du savant russe Tsiolkovski, portant sur le berceau terrestre que devra raisonnablement quitter l’homme un jour pour accomplir sa destinée stellaire. Ou encore le paradoxe de Fermi cité couramment, argument d’autorité lui aussi dans bien des esprits.
Et un autre thème, inattendu, omniprésent, un antagonisme sévère envers une population désignée comme des sceptiques actifs, s’exprimant sur leurs propres forums et s’employant à affaiblir méthodiquement toute idée favorable à l’existence d’un phénomène ovni. Les uns respiraient la zététique, les autres la vomissaient. Enfin si certains membres disposaient de matériel de détection systématique du ciel, rien de décisif ne semblait en être jamais sorti.
Au temps où j’observais le ciel en tant que passionné d’astronomie, jamais je n’ai pu voir de mes yeux la planète Mercure. J’ai pu observer Vénus et ses phases, Mars petite ou grande selon sa position orbitale, Jupiter et ses satellites, Saturne et son anneau, mais jamais Mercure, si près du Soleil. Un jour pourtant, j’y ai mis tous les moyens. Je la savais située à un point qui la rendait particulièrement observable, le temps était clair, sans nuages. J’ai guetté avec des jumelles lumineuses, sachant où porter les yeux et pourtant Mercure s’est une ultime fois dérobée.
Il se trouve que la planète Mercure est pourtant connue depuis l’antiquité. Elle n’a pas échappé aux yeux de nos ancêtres, dépourvus de toute aide optique. Les anciens astronomes ont su décrire avec toute la précision qu’ils pouvaient les planètes, les comètes, les étoiles mais n’ont pas relaté d’observations telles qu’en rapportent les témoins d’ovnis. La raison de ce vide me semble poser question.
A ce stade, je propose de développer pêle-mêle certains des éléments que je mentionne ainsi que d’autres sous-jacents, et d’en donner mon interprétation, celle d’une personne simple se questionnant et se répondant avec le seul bon sens, l’expérience de ses lectures, ses quelques réflexions et sa subjectivité, sans interdit ni dogme.
Concernant les témoignages de pilotes chevronnés.
Autant le témoignage du citoyen lambda peu rompu à l’observation du ciel est considéré comme fragile par les spécialistes des ovnis, autant celui des pilotes professionnels se voit facilement accepté tel quel, avec respect et gratitude. Certes le pilote connaît le ciel et ses nuages et il a de bons yeux, s’il voit un phénomène qu’il n’identifie pas, alors il décrira un ovni et son témoignage sera alors incontesté en tous points.
Je ne suis pas complètement d’accord avec ce traitement. Le témoignage du pilote, face à l’incompréhensible, reste aussi fragile que tout autre car au-delà de sa pratique du ciel, l’humain fondamental qu’il est voit avec ses yeux et son cerveau. Or si le cerveau ne parvient pas à identifier, les yeux travailleront avec une subjectivité comparable à celle de toute personne qui ne regarde jamais le ciel, découvre une nuit, fortuitement et sans comprendre, la brillante Jupiter qu’il n’avait jamais vue, que son imagination emballée par l’émotion va habiller de subtils mouvements et de comportements jugés étranges.
Le paradoxe de fermi, qui s’étonne que dans l’hypothèse où des civilisations extraterrestres se rencontreraient partout, on ne voie malgré tout personne venir à notre rencontre.
Mon idée sur cette question serait de dissocier le principe du vivant y compris complexe et une supposée capacité de locomotion interplanétaire.
La Terre connaît la vie depuis plusieurs milliards d’années, soit une durée très longue, longévité ayant requis sans doute des épisodes d’une rare stabilité.
Une vie qui s’est complexifiée et diversifiée au point qu’un jour, après beaucoup de temps, la possession d’un langage commun riche, ainsi qu’une mémoire collective n’oubliant aucune découverte des grands hommes du passé, il nous ait été possible d’aller jusque sur la Lune (ou plus modestement de transporter dans la combinaison d’une dizaine d’individus une portion du crucial écosystème terrestre afin de s’éloigner quelques jours de la Terre d’une distance d’une seconde-lumière, et dans un but premier peu avouable de remporter une compétition contre un groupe humain concurrent (soviétique en l’occurrence).
S’il faut des milliards d’années à des processus vitaux aux propriétés évolutives pour rencontrer cette possibilité étonnante, cela signifie en même temps que l’évolution continue aura adapté le sujet toujours plus étroitement à un biotope précis, et qu’il sera alors toujours plus difficile, inconfortable, insupportable de l’en arracher.
Autant la locomotion terrestre a un sens bien connu de toutes les espèces animales, autant la locomotion extra-terrestre, hors d’un biotope précis, a beaucoup moins de sens. Cela ressemble au saut magnifique du poisson rouge, confiant en l’existence d’autres mondes au-delà des fines parois de son aquarium, frappé d’une agonie immédiate sitôt tombé au sol de tout son poids, sans espoir de retour, privé d’oxygène et de toute mobilité. Le fait constaté par le physicien Fermi que bien peu de visiteurs de l’espace nous rendent visite ne signifie pas que des processus biologiques complexes n’existent pas ailleurs.
Constantin Tsiolkovski. Souvent décrit comme le père de l’astronautique moderne, ce scientifique russe a un jour déclamé une phrase célèbre : « La Terre est le berceau de l’humanité, mais on ne peut pas passer sa vie dans un berceau« . L’homme visait-il la prophétie ou bien la poésie tant la phrase est belle ? Beaucoup y ont vu la traduction écrite de ce que tout le monde pense au fond de lui : l’homme a un destin différent de l’animal, celui d’étendre un jour sa suprématie au-delà de la Terre.
Ce qui suggère pour les uns une destinée rayonnante de dimension stellaire tandis que d’autres n’y voient que, et c’est déjà pas mal, la migration de l’humanité vers une autre planète, quand les vils animaux suffoqueront sur une Terre invivable, empoisonnée, grillée de chaleur ou gelée de froid, dégoulinante de pollution, vidée de ses ressources.
Quand on évoque cette merveilleuse citation, on se croit obligé d’établir un parallèle avec le caractère explorateur infatigable de l’homme, qui ne pourra c’est évident se contenter de la Terre pour toujours, il est d’ailleurs déjà allé sur la Lune.
Étant pour ma part réfractaire à cette prophétie que je trouve particulièrement prétentieuse, je réponds toujours à qui la prononce devant moi que la ville d’Arcachon est elle-même considérée comme le berceau des huîtres, et que celles-ci semblent s’y épanouir sans ressentir le besoin d’une migration en Île de France. Je profite toujours de l’occasion pour questionner mon interlocuteur sur ses propres penchants d’explorateur, lui rappelant que lui et moi vivons au milieu de quantité de gens qui n’ont jamais exploré de terres nouvelles et n’en souffrent guère, que les animaux ont tous de leur côté étendu leur territoire chaque fois qu’ils le pouvaient, que le mot « explorer » possède enfin un sens exclusivement terrestre.
Pour illustrer ce dernier point imaginons en effet un navire d’explorateur abordant une terre inconnue. Une fois accosté l’explorateur pourra constater – sans doute n’y prêtera-t-il pas attention tant il trouve cela normal – que la température, l’air, la pression, la gravité, la nourriture, le cycle des jours et des nuits y sont les mêmes qu’en tous points de la Terre.
Scénario différent pour l’humain de l’espace posant le pied sur le rivage d’une mer de méthane, où règne une température inférieure à 200 degrés, écrasé par son poids de 500 kg ainsi qu’une pression de 400 atmosphères terrestres, où l’eau est glace plus dure que la pierre, la nourriture locale inenvisageable, un ciel couleur de soufre et une atmosphère à l’odeur infecte et dénuée du moindre atome d’oxygène, des paysages de carte postale propres à susciter une violente nostalgie d’une certaine planète bleue.
Pourquoi parler d’huîtres ? Parce que je soupçonne M. TSIOLKOVSKI de taquiner le lecteur quand il mêle dans une même phrase deux sens différents d’un même mot. Le bébé ne quitte pas son berceau par grandeur d’âme mais parce qu’il est soumis à un processus de croissance qui rend son petit lit inconfortable en quelques mois. Il en va de même pour les oisillons. Le berceau qui nous a vu naître, que ce soit une cité, une région, une planète est autre chose qu’un petit lit de bois. Si l’abandon rapide du petit lit est inéluctable, la région qui m’a vu naître ne me dicte nullement de m’en échapper, elle est assez grande et généreuse pour moi et ceux qui y vivent. Au nom de quoi m’y accomplir serait-il le signe d’un inachèvement indigne ?
Qu’est-ce qu’un ovni ? Dans l’absolu la question n’aurait pas de sens car l’ovni n’en est plus un dès qu’on sait ce que c’est. L’ovni peut se définir au moins comme un phénomène aérien dont la nature échappe au témoin, par son aspect, son comportement, l’état de peur, au mieux d’excitation que sa vision va durablement provoquer en lui.
Bien souvent, un témoin va qualifier d’ovni ce qu’il n’aura pas été en capacité d’identifier, en raison de sa faible expérience du ciel nocturne par exemple. C’est souvent le cas pour des planètes brillantes comme Venus ou Jupiter que d’autres témoins plus aguerris auront reconnues par habitude.
Il arrive cependant qu’un témoin, ou un groupe de témoins rapportent des comportements qui ne sont tout bonnement pas compatibles avec nos lois terrestres comme l’accélération, le brusque changement de direction. Ces cas ne sont pas seulement non identifiés, ils sont non identifiables, du moins en l’état actuel de nos connaissances. Ces témoignages existent et posent indiscutablement question.
Une tendance forte et toujours actuelle est d’assimiler volontiers un ovni, donc au sens large un phénomène aérien non identifié, à une preuve de vie extraterrestre, en l’occurrence un vaisseau venant d’une planète, contenant des occupants pourvus d’une intelligence supérieure, venant visiter la Terre et en particulier l’homme doté d’une intelligence telle qu’elle vaut le coup de venir de loin pour l’admirer ou l’étudier.
Ou peut-être le contrôler quand il joue avec le danger, ce qui nous ramène aux centrales nucléaires par exemple. On peut noter que depuis qu’on soupçonne celles-ci d’inquiéter le monde des étoiles et de susciter des visites, rien ne s’est produit pour nous ramener dans le droit chemin. A moins que des courriers classés secret débordent des armoires des gouvernements mondiaux, tous à l’unisson pour une fois, ça fait plaisir à voir.
On imagine volontiers ces visiteurs comme des humanoïdes bipèdes. On entend parfois des propos convaincus qu’une grande intelligence va inévitablement de pair avec cette architecture. Ces créatures auraient de grands yeux, une grosse tête pour renfermer tant d’intelligence. Il est amusant de constater que les témoins d’extraterrestres déambulant librement ou capturés (Roswell), les décrivent non seulement bipèdes et humanoïdes, mais pourvu de jambes s’articulant de la même façon que pour nous autres plantigrades, que leur visage horrible possède cependant un triangle nasal, un menton, une petite bouche fine et non la large gueule de nos animaux, deux yeux au regard parallèle comme nous et au contraire de nombreux oiseaux ou mammifères. En fait ce sont des humains, ni plus ni moins, juste avec un accent d’une autre planète.
J’observe que les hommes et les pingouins semblent les seules créatures bipèdes verticales sur Terre. Il convient donc d’ajouter dans cette rare posture tous les extraterrestres de toutes les galaxies, ceux qu’on aperçoit comme ceux qu’on imagine, qu’on dessine. Tous dotés d’un visage monstrueux, de mains à deux ou cinquante doigts mais bipèdes, debout, de taille vaguement humaine 1m30 à 2m50, sur deux jambes, proportionnées et articulées telles celles de l’homme, dotés d’un triangle nasal au sein d’une face plate sans museau, d’un menton, d’une fine bouche. La place de représentations aussi aveuglément anthropomorphes ne peut être selon moi que la poubelle.
Regardons la vie dans sa diversité terrestre autour de nous : les jeunes enfants font des câlins aux chiens, qui sont pourtant physiquement différents de nous au point qu’ils devraient nous donner des cauchemars. Qui aurait su dessiner un poisson, un oiseau, un chien s’il n’en avait jamais vu ? Nous ne savons pas dessiner une créature inconnue autrement que sous une forme vaguement humaine, mais toujours effrayante. Une exception notable avec le petit personnage de cinéma E.T. l’extra-terrestre, certes disgracieux mais appelant les tendres câlins d’enfants. Mais lui aussi vertical, décidément.
A ceux que j’entends se demander si nous sommes seuls dans l’univers, je leur réponds toujours avec malice : « oui nous sommes seuls, absolument seuls dans l’univers, il n’y en a pas d’autres, nous sommes les seuls êtres humains, les autres ne le sont pas« .
Changer de planète le moment venu. Voilà un lieu commun auquel chacun ne demande qu’à croire.
Contrairement aux animaux et autres géraniums qui ne survivront pas à l’agonie de la Terre, l’homme a la capacité et même le destin – ou du moins c’est juste une affaire de quelques années, pas de soucis – d’embarquer le moment venu vers une planète d’accueil où tout repartira de zéro. Quelle chance on a d’être un humain.
Il reste à trouver la planète jumelle de la Terre, il en existe tellement qu’on n’aura que l’embarras du choix. Un chantier magnifique – peut-être d’un optimisme et d’un narcissisme éhontés – et qui présente si peu de difficultés.
Repérons d’abord notre planète jumelle. Comment fait-on ? C’est simple, il suffit d’aller tout droit dans n’importe quelle direction et on ne manquera pas d’en trouver une, car statistiquement il y en a des milliards de milliards.
Sauf que les exoplanètes qu’on étudie depuis peu nous suggèrent déjà de grossières différences. En fait, nous autres créatures façonnées par la Terre depuis si longtemps, nous sommes extrêmement attachés à la moindre de ses caractéristiques. Nous trouvons inconfortable une température s’écartant de 10 malheureux degrés de ce qui est attendu. Nous avons des palpitations à 4000m d’altitude, une hauteur indécelable visuellement à l’échelle d’une Terre qui en mesure 12.000.000, une magnétosphère plus ténue et ce sont des radiations mortelles reçues. Quant au poids des individus variant selon la masse de la planète hôte, la coquetterie risque de rendre ce point crucial.
Osons une comparaison hardie : On pourrait tenter de comparer ce qu’on attend d’une planète jumelle avec notre perception des visages humains. Nous avons tous deux yeux un nez une bouche, mais sur ce modèle il existe sur Terre une dizaine de milliards de visages, tous uniques, aux différences quasi imperceptibles. Pourtant nous détectons immédiatement un visage connu ou inconnu, nous reconnaissons un visage hostile, un visage ami, aimé, nous décodons sur l’instant des signaux visuels subtils reflétant la pensée de l’autre, ses intentions. Nous sommes bien plus complexes à définir que deux yeux, un nez, une bouche. La Terre est bien autre chose qu’une simple grosse boule imbibée d’eau.
Y en a-t-il tant que cela, des planètes aussi jumelles que voulues ? Les planètes sont des grappes de quelques grains autour des étoiles. Or il n’y a pas tant d’étoiles que cela, du moins près de nous. La plus proche est à 4 années-lumière, ensuite jusqu’à 10 ou 15 années-lumière on en compte une cinquantaine ou guère plus, c’est peu.
On entend d’ailleurs parfois une curieuse théorie : se contenter dans un premier temps d’une planète proche et se consacrer à sa « terraformation », c’est-à-dire travailler avec pelles et pioches vers l’adaptation de ses caractéristiques pour un lieu pleinement accueillant pour les humains, la transformer en Terre rien de moins. Cela parait juste dommage de dépenser autant d’huile de coude pour un tel chantier à 10 années-lumière quand on pourrait le faire sur place pour restaurer notre Terre de ses quelques maux qui se renouvelleront à l’identique sur la merveilleuse nouvelle planète lointaine remise à neuf.
Pour envisager de telles migrations, la moindre des choses serait déjà de voyager aussi vite qu’un rayon de lumière. Atteindre la vitesse de la lumière nous est cependant, autant que nous le sachions, impossible en raison notamment de la masse dont nous sommes pourvus, qui exigerait la mobilisation d’une quantité infinie d’énergie. Il faut se contenter de moins, et donc nous traîner à la vitesse d’une trottinette de l’espace.
Sans compter que pour voyager vite, il faudrait d’abord accélérer jusqu’à la vitesse de croisière, soit passer de 0 km/s à 300.000 km/s. Et notre petite nature humaine de chair et de sang n’aime pas du tout cela. Si l’on a tous pu constater que se déplacer en TGV à 300 km/h ne nous incommode point, en revanche l’accélération nous tue (la vraie, pas celle du TGV, d’une grande douceur). L’accélération maximale que l’on supporte sans ressentir de gêne est celle équivalant à la pesanteur terrestre que les spécialistes nomment g. Une accélération de 2 ou 3 g est supportable quelques instants mais, comme à la foire foraine, on est content quand cela s’arrête. Les astronautes sont entraînés à en supporter davantage, mais pour une durée aussi courte que possible. Bref, pour atteindre une vitesse élevée, comme celle de la lumière si tant est que cela soit un jour possible, il faudrait prendre notre temps, patienter une bonne année en accélérant continûment à 1 g. Cette fragilité de notre chair à l’accélération, à laquelle s’ajoutent une vitesse de déplacement limitée et une espérance de vie individuelle de moins de 100 années ne laissent pas présager le survol d’un choix immense de planètes.
Une bonne idée (parions qu’elle germerait dans la tête de certains décideurs) ne serait-elle pas de retenir une planète imparfaite quoique non mortelle, pas trop compliquée à atteindre, qu’on réserverait au très grand nombre de candidats disons de 2e classe, non fortunés, et en chercher plus soigneusement une belle autre où l’on serait plus léger sur la balance pour les personnes dotées d’un portefeuille plus adapté à la situation.
Soyons réalistes. Même en nous congelant pour supporter toutes ces années de voyage, même en faisant se succéder quantité de générations dans l’astronef, on n’irait pas loin. Je crains que dans le domaine accessible au simple mortel fragile et éphémère que nous sommes, même doté du destin de premier ordre que l’on sait, bien peu de planètes conviendraient sinon aucune.
Pour mieux se représenter le problème d’échelle des distances et des vitesses, imaginons que nous habitions une ville particulièrement huppée, dans un pays très riche, où un simple repas au restaurant coûte 5000 €, qu’un loyer d’appartement se chiffre en dizaines de milliers d’euros mensuels, qu’une voiture de tous les jours en coûte 25 millions, et que notre pauvre salaire mensuel ne soit que de 500 euros. On se rendrait vite compte que nos revenus sont incompatibles avec le train de vie en vigueur, qu’il existe un problème d’échelle entre monnaie des ressources et monnaie des besoins, l’unité de compte n’est pas la même.
Pour l’espace, c’est pareil. La vitesse, celle de la lumière, n’a pas les moyens d’arpenter l’univers. Les distances entre les corps cosmiques sont si colossales qu’elles ne semblent pas faites pour être parcourues, du moins en des laps de temps aussi microscopiques que les durées humaines. Considérons la galaxie d’Andromède notre plus proche voisine, qu’on peut d’ailleurs déceler à l’œil nu. Il a fallu 2 millions d’années pour que sa lumière atteigne nos yeux. Quant aux dimensions de notre propre Galaxie bien de chez nous, celle-ci est large de 150.000 années-lumière. Une traversée d’agrément qui n’est pas vraiment à la portée d’une trottinette de l’espace.
Un escargot doté d’une espérance de vie de papillon se lancerait-il dans la traversée de l’Afrique ?
Et si des solutions scientifiques existaient malgré tout, restant à découvrir, tirées de la Relativité Générale ou de la physique quantique pour vaincre une bonne fois les contraintes de cet espace-temps ? Il faudrait y ajouter, pour éviter des milliers de déconvenues, un bon détecteur de planètes jumelles de la Terre, celles qui recopient au millimètre ses caractéristiques fondamentales qui nous sont si chères : température, pression, gravité, composition atmosphérique, bouclier magnétique, rythme des jours, de l’année, cycle de saisons, nourriture abondante et goûteuse, odeurs de printemps agréables, paysages d’automne admirables, ciel bleu aux nuages tranquillement poussés par le vent, une belle lune pour le romantisme, une terre fertile, avec en option une population locale amicale et zéro microbe … Une définition plus complète que le seul terme journalistique « habitable » déclaré chaque fois qu’une planète lointaine où il est supposé y couler de l’eau est détectée. La présence d’eau fraîche est une donnée intéressante mais même en y ajoutant l’amour, cela reste une carte d’identité trop succincte pour enclencher un exode interplanétaire. Idéalement la planète jumelle devra nous faire oublier la Terre et ne pas nourrir la belle légende nostalgique de la planète bleue de nos ancêtres, celle qui n’avait pas trois soleils et huit lunes dans le ciel.
Même si toutes ces avancées scientifiques trouvaient le débouché souhaité, encore faudrait-il trouver le temps de les étudier, de les théoriser, les modéliser, les comprendre, les digérer. Un gros et surtout long investissement de recherche scientifique et astronautique.
Seulement voilà, nous aimons la Science, mais avons tendance à apprécier davantage encore son sous-produit qu’est la technologie. La Science est lente, réclame des budgets chiches qui ne tombent pas du ciel, raisonne en long terme, apportant savoir et sagesse, tandis que la technologie produit plein de choses sympa, des appareils, des bidules, de la musique, des films, des téléphones, des choses propices aux affaires florissantes, aux marges substantielles, aux marchés juteux, toujours à court terme de façon à enchaîner les nouveautés à bonne cadence.
Et aussi toute la pollution induite, qu’on ne veut pas voir, dans le ciel toujours plus de satellites dont on a tout le temps de se questionner sur la façon de les décrocher le jour où ils ne serviront plus et continueront d’obscurcir les cieux de la nuit et du jour.
Ce temps lointain de la propreté n’est pas encore venu, consommons, buvons, dansons. Ne nous trompons pas de destin, nous n’avons pas celui de nettoyer mais de trouver d’autres coins bien propres à salir plus loin. Parions que la science, sage et lente mais aussi source de courses mercantiles rapides et sales, aura détruit la Terre, du moins notre écosystème avant d’avoir trouvé comment la remplacer.
Notre planète de rechange n’existe pas. Elle serait hors de portée, du moins pour notre espèce de l’ère holocène. Il faut renoncer à ce plan B providentiel qui détourne notre attention ailleurs, plus tard. Notre planète où il fera bon vivre, pour nous autres humains de chair et de sang, ça ne peut être que notre Terre.
D’ailleurs pourquoi diable accepte-t-on de regarder nos dégradations s’y dérouler sans trop bouger, sans avoir le cœur gros ni ressentir la culpabilité de briser le sol terrestre sous nos pieds ingrats ?
Je ne fréquente guère les églises. Je crois pourtant savoir que les religions ont su désigner les cieux et leurs paradis comme de véritables demeures à la mesure de l’homme, le moment venu. Mais laquelle a pensé à présenter la Terre comme un lieu sacré elle aussi ? La religion chrétienne en fait un simple purgatoire, un lieu de souffrance de tous les jours, où la sueur et les pleurs nous purifieront pour un futur joyeux. Il est vrai que la religion chrétienne fut fondée en des temps où la Terre était un univers gigantesque, non fini, sans forme, on ne lui prêtait pas encore un statut de bulle de vie minuscule, à l’équilibre précieux et fragile.
Comment ressentir l’amour d’une Terre mère alors qu’on ne nous a jamais appris à la voir autrement que vulgaire, inconfortable et punitive ? Aujourd’hui, nous avons à l’esprit l’écologie, le geste bon pour la planète. Il ne devrait pas s’agir de simples gestes pour soigner, panser une plaie, ni même la sauvegarde intéressée d’un environnement dont nous réalisons que nous en avons besoin. Il devrait s’agir de gestes d’amour, pour une planète unique, notre minuscule bulle de vie, celle qui nous a façonnés depuis 2 milliards d’années, avec qui nous faisons corps, celle dont la chaleur de son Soleil, le bleu du ciel, les couleurs des fleurs, le parfum de la vie s’éveillant le matin sous la rosée font battre notre cœur et celui de toutes les créatures terrestres. Ne nous trompons pas, le Paradis c’est bien cette planète où il pleut de l’eau. Au dehors de cette minuscule bulle de vie bleue perdue dans l’immensité de l’univers glacé, tout est poison brutal et agonie immédiate. La Terre est un bien sacré, bien plus que le ciel, elle n’a jamais cessé d’être notre passé et notre seul avenir, notre tout. Il faut enfin réaliser qu’on l’aime et en prendre soin au-delà du misérable statut que les grimoires des prêtres lui assignent. Non, la Terre n’est pas un lieu temporaire qu’on jette après usage tel un mouchoir en papier. Elle n’est pas un réservoir d’ordures, de bouteilles en plastique, de molécules qu’elle ne produit pas naturellement et qui l’asphyxient. L’homo bellicus detritus ne porte pas dans son génome le principe d’une mue périodique le menant par sauts de puces de planète en planète, toujours plus vierge, accueillante, laissant sans remords la précédente dévastée et ses dernières créatures desséchées. Les religions se trompent, le savant Tsiolkovski est bon conteur mais vain prophète.
Dans chaque maison se trouve une bibliothèque, parfois juste un petit meuble, une simple étagère avec quelques livres ou davantage, auxquels on est attaché. Parions qu’on y trouve souvent un livre d’astronomie, surtout s’il y a des enfants.
Ouvrons ce livre sur une page au hasard, nous en verrons une consacrée au soleil, une autre sur les comètes, les nébuleuses, les constellations, la Lune … Il y en a même une sur la Terre. On y apprend tout sur le cycle des saisons, l’inclinaison de l’axe de rotation, sa distance au Soleil, mais rarement un mot sur la vie qu’elle abrite, sur les processus biologiques dont elle est le théâtre. Cela ne semble pas être le but d’un manuel d’astronomie. Ainsi, depuis notre enfance nous voyons ces images dans lesquelles le vivant est omis, et facilement nié ou tempéré dans la bouche même des astronomes. On nous dit qu’il est peu probable qu’on en trouve ici, impossible qu’il se déroule là. Très vite des questions plus insistantes feront surgir le thème des petits hommes verts qui déclencheront sourires voire hilarité. Comment croire en l’existence même de l’homme, de la vie sur Terre tant ce phénomène est décrit comme improbable et risible. On ne nous a jamais appris à imaginer la vie ailleurs. A tel point que les questions qu’on ose se poser aujourd’hui sont maladroites, axées sur notre modèle, ce questionnement n’a pas d’histoire.
Jusqu’à présent, quand on tournait un petit télescope vers un astre, on reconnaissait la page de notre livre. Aujourd’hui, on envoie dans l’espace des instruments aux yeux perçants dotés de multiples talents, capables de détection à un niveau de détail encore jamais vu. Nos yeux voient désormais au-delà de ce qu’aucun livre d’astronomie n’a eu l’ambition de montrer. Pourquoi dans ces conditions ne pas s’attendre à voir des choses nouvelles, étonnantes, que nous n’avons jamais été préparés à voir. Cela se produit parfois, et si d’aventure un lien est suggéré avec un possible phénomène vivant local, la réaction sera toujours et encore hostile, la suggestion d’emblée écartée car jugée puérile, on argumentera que les petits hommes verts sont l’explication la moins probable. C’est sans doute vrai, mais cette vision montrant un univers fait de feu et de pierres parait maintenant dogmatique, anachronique, il manque quelque chose. D’ailleurs nous existons, aussi improbables que nous soyons.
Viennent-ils nous visiter ? Longtemps le mot ovni a évoqué pour beaucoup les soucoupes volantes. Celles-ci venant de l’espace et pilotées par des visiteurs intéressés par quelque chose, peut-être nous autres les hommes, qui maîtrisons les technologies, qui allons dans l’espace, détenons le moyen de tous nous détruire avec les bombes nucléaires ou la saleté chimique, bref une espèce sans doute bien intéressante ou inquiétante. Mais c’est peut-être tout autre chose qui les attire.
Le mot ovni – objet volant non identifié – se veut neutre et désigne sans préjuger d’un quelconque scénario sous-jacent toute observation céleste n’ayant pu trouver d’explication, quelle qu’en puisse être la nature. Mais la soucoupe n’est jamais loin dans les esprits. Sinon pourquoi continuerait-on de parler d’« objet » ? et pourquoi prétendre qu’il « vole » ? Les nuages sont un phénomène aérien, ils ne volent pas et ne sont pas des objets. Les anglo-saxons se sont montrés tout aussi tendancieux avec leurs unidentified flying objects … Et reconnaissons que le mot « ovni » évoque la forme ovoïde, l’œuf, le vivant … Comment pourrait-il être neutre ?
Aujourd’hui on pense avoir trouvé la meilleure formule, on dit phénomènes aériens non identifiés, voilà pour la neutralité. Mais peut-être n’en pense-t-on pas moins …
Pourquoi après-tout la piste du visiteur curieux serait-elle à écarter d’un revers de main ? Certes, venir admirer les performances d’humains allant dans l’espace (enfin juste sur la Lune, enfin juste une fois, enfin jusque une dizaine d’hommes surentraînés et hyper courageux) quand on maîtrise le voyage intersidéral en vaisseaux aux performances inouïes, cela n’est pas crédible. Seraient-ils plutôt des surveillants de l’espace, alertés par une technologie hautement destructrice tombée entre les mains d’une espèce primitive et bagarreuse ? Vu que depuis le temps ces bons vigiles n’ont pas décidé d’intervenir, même en période de crises majeures (Tchernobyl, Fukushima), c’est que la raison de leur visite doit être encore ailleurs. En quoi notre planète Terre pourrait-elle bien constituer une curiosité ? Mais la vie bien sûr ! Mais cela voudrait donc dire que décidément seules la Terre et une poignée d’autres élues dans l’univers seraient concernées par les activités biologiques ?
Le terme de vie est vague. Jusqu’au début du XXe siècle, on en ignorait tout. Bien sûr on savait comment faire des enfants, mais ce qui pouvait bien se passer au lendemain de la conception restait du domaine du « mystère de la vie ». Certains savants ayant constaté que leur fils leur ressemblait soutenaient la théorie qu’au cours de la grossesse la femme héberge et développe l’embryon que seul l’homme fournit. Ses collègues tout autant perspicaces ayant remarqué le contraire, à savoir que certains enfants ont les traits de leur mère penchaient pour une future mère détenant en elle l’embryon minuscule, tandis que le rôle de l’homme ne serait que de déclencher les choses …
Ce qui revenait de toutes façons à penser que dans l’un et l’autre cas, l’embryon contiendrait en lui-même en plus petit encore ses futurs embryons, eux-mêmes contenant les leurs et ainsi de suite. Ce paradoxe infini était résolu par la foi en un mystère de la vie, insondable, impénétrable, divin en somme. Et puis on a progressé. On a compris, on avait tout faux. Il n’y a pas de paradoxe. Le mécanisme reste extrêmement complexe, il faut des ordinateurs pour le représenter, les nombres en jeu sont colossaux, les rubans de macro-molécules d’une longueur insolente mais d’une certaine façon point de mystère dans le mécanisme, on est capable de le comprendre, donc bien indigne d’un dieu tout puissant. La femme et l’homme apportent chacun la moitié non pas de la cellule mais du code de fabrication de la cellule de base. Pourquoi n’y a-t-on pas pensé avant ?
La femme a en plus le rôle d’héberger, de développer le bébé en elle, de le préserver d’une mort impitoyable une fois venu au monde en lui apportant de son sein la seule nourriture qu’il peut absorber, et de tant d’autres choses. Son mari ne s’en tire pas trop mal finalement. Voilà pour les processus biologiques, qui existent probablement ailleurs, à la faveur de conditions propices encore mal connues. Seulement voilà, la vie ailleurs se développe-t-elle sur le modèle terrestre ? Assiste-ton partout à l’apparition d’organismes multicellulaires, à reproduction sexuée, renouvelant leurs cellules continûment jusqu’à la vieillesse puis une mort inexorable ? Existe-t-il une variabilité des espèces, une évolution, un instinct de conservation qui va pousser les individus à maintenir leurs métabolismes coûte que coûte, s’échiner à courir après la nourriture, à respirer plutôt que s’abandonner à un confortable arrêt des processus vitaux.
Il est possible de regarder la Terre comme une planète stable. On prête à la Lune un rôle dans cette stabilité. Ainsi la vie de type terrestre est peut-être une manifestation fort rare, ayant eu la chance d’ajouter à une succession d’heureux hasards, celle de disposer d’un temps colossal pour pousser très loin cette chimie évolutive et volontaire, là où le vivant reste primitif et éphémère ailleurs. Voilà qui pourrait expliquer ces processions venues d’ailleurs, fort timides malgré tout.
Mais qui sont ces voyageurs en soucoupe ? Et s’il s’agissait de sous-dieux ?
Un jour je me suis risqué à articuler ce terme de mon invention, et mon interlocuteur m’a immédiatement coupé : « alors toi tu es partisan de la théorie des anciens astronautes » … Je lui ai répondu ne pas connaître cette théorie, mais ne jamais censurer mon imagination.
En effet, si le savoir est enseigné à l’école par des professeurs diplômés de matières nourries par d’infatigables chercheurs, la foi est laissée au domaine de l’appréciation de chacun. Ainsi pouvons-nous être croyant, souvent d’un seul dieu créateur de tout et omniscient, ou bien être non-croyant et disciple de la Science seule qui explique presque tout et finira d’expliquer le reste bientôt. Entre les options tout Dieu et zéro Dieu, point de nuances. Ainsi le Dieu le Père qu’on nous présente n’a pas de subalternes chargés de créations de moindre importance, et de l’écoute de prières simples et redondantes. Il y a bien les mystérieux anges mais leur statut semble différent car Dieu est de toute façon unique, c’est le principe.
Alors moi je tente la question, pourquoi pas des sous-dieux de tous grades ? J’en donne la définition rapide : ils seraient plus forts, plus intelligents, plus anciens dans l’univers que nous autres par exemple, mais à la différence de Dieu tout puissant, la compréhension de certaines de leurs œuvres resterait à la portée de certains humains de haut vol, en particulier lorsqu’ils s’aident d’outils comme les ordinateurs.
Ainsi la biologie terrestre pourrait avoir été créée par un type particulier de sous-dieu aux compétences d’ingénieur chimiste, c’est pour cela que nous avons été capables d’en comprendre le principe moléculaire, fort récemment, et même de nous dire parfois que si nous avions un cerveau plus vaste, nous nous serions pris de la même façon.
Pourquoi introduire la notion de sous-dieu ? Parce que nous autres humains en sommes bel et bien un exemple. Nous voilà en capacité, enfin c’est tout comme, de nous rendre sur Mars et même d’y planter des organismes terrestres génétiquement modifiés par nous-mêmes, avant de repartir comme si de rien n’était. On sait faire. Et un jour, dans un million d’année, les créatures implantées dans le sol martien auraient peut-être évolué, certaines seraient capables de s’interroger, de penser. Et alors bien sûr, toujours les mêmes questions : que faisons-nous sur cette planète, qui nous y a créés ? Un Dieu unique et omnipotent serait invoqué. Pourtant, en l’occurrence ce sont juste des hommes qui se sont amusés à cela. Ils ont fait comme Dieu mais n’en sont pas. Disons qu’ils sont des sous-dieux, capables de performances hors de portée de ces sympathiques radis martiens. Il se peut que parmi leurs meilleurs penseurs, certains disent : Si c’étaient des sous-dieux ou d’autres voyageurs en soucoupe, voilà longtemps qu’ils seraient venus nous rendre visite … Eh bien non, on a mieux à faire, d’ailleurs l’espèce humaine s’est peut-être éteinte dans l’intervalle. Quoi qu’il en soit nos radis martiens ne nous intéressent plus. Il leur reste à se poser sans fin de belles questions existentielles.
Y a-t-il de la vie ailleurs ? Pour le savoir, les savants ont mis au point une machine extraordinaire, un télescope spécialisé envoyé sur orbite, capable de détecter les planètes habitables. On ne sait pas vraiment si elles sont habitées, mais c’est déjà une avancée. Après tout si la vie existe ailleurs, ce sera sur une planète habitable, donc bornons-nous pour l’instant à chercher les bonnes planètes.
Un enfant de dix ans s’offusquerait. Il dirait « mais qu’est-ce qui empêche d’imaginer des formes de vies différentes, sur des planètes très différentes de la Terre ? »
Les enfants dans leur innocence ignorent que les recherches ne peuvent être menées que grâce à des budgets, alloués par des décideurs qu’on aura réussi à convaincre en leur promettant de chercher ce qu’on connaît le mieux, c’est-à-dire nous-mêmes, pour un taux de succès plus prometteur que si on cherche par ci par là en espérant trébucher sur la découverte ultime.
Nous cherchons donc des planètes qui tournent autour de leur étoile, comme la Terre, dans une zone où l’eau, si importante pour nous, est liquide. Trop près de l’étoile, l’eau ne serait que vapeur, trop loin, elle serait glaçon.
Rechercher ces conditions clémentes est un bon signe, on pense enfin possible de trouver la vie ailleurs, l’esprit s’est ouvert à ce genre de choses. Mais les enfants n’ont pas tort, le critère est mesquin. Comment s’y prend d’ailleurs la machine pour trouver ces planètes, est-elle munie d’yeux grossissants, goûte-t-elle l’eau à distance pour apprécier sa tiédeur ? Non, c’est beaucoup plus empirique. Partant du principe qu’une planète masquera une partie, même toute petite de l’étoile lorsqu’elle passera devant, il suffit de guetter une baisse de luminosité ponctuelle et régulière. Bien sûr ça ne marche que pour les planètes qui passent entre nous et l’étoile, les autres ne seraient pas détectable de cette façon. Le détecteur de planète possède un algorithme très pointu qui va, en fonction de l’assombrissement, de sa durée, d’autres paramètres compliqués, déduire à quelle distance elle évolue de son étoile, de la chaleur qu’elle reçoit et donc si l’eau coule ou gèle. Enfin on ne sait pas non plus s’il y a réellement de l’eau mais la planète retenue sera déclarée située en « zone habitable ».
Ce qui est tout de même remarquable dans cette quête du vivant, c’est que mine de rien elle connaît actuellement deux approches complètement différentes, l’une active, l’autre passive. La première, que je viens d’évoquer se déroule loin de nous et a en tête une vie de type terrestre, l’autre serait tout près de nous et personne n’y avait encore pensé, à l’intérieur du système solaire mais cette fois pas sur Terre.
Faisons une expérience, dans la rue demandons à des passants de nous réciter dans l’ordre les planètes du système solaire. Parions que ces personnes se prêteront de bon cœur à ce petit jeu et sauront donner les noms, parfois dans l’ordre et sans en oublier aucune. Bien sûr il y a le cas Pluton dont tout le monde a bien retenu qu’elle ne doit plus être considérée comme une planète.
Le mot planète est si beau et si associé à la vie, réelle, imaginée, recherchée qu’on oublie facilement qu’il y a d’autres choses dans le système solaire. Et d’abord qu’est-ce qu’une planète ? Pour des passants normalement informés des choses du ciel, une planète tourne autour du Soleil et s’appelle Mercure, Venus, Mars, Terre, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune, Pluton, ah non pas Pluton. Un peu simple comme définition. Mais j’ai pourtant l’impression qu’il n’y en a pas d’autre, au point que les spécialistes ont dû en concocter récemment une spécifique d’où est opportunément exclue Pluton, la planète naine. Et Jupiter, la planète géante, on l’exclut aussi du coup ? Non là c’est bon on la garde.
La mot planète a été créé par les grecs de l’antiquité et signifiait « astre errant ». Nos ancêtres, infatigables observateurs du ciel avaient en effet remarqué que parmi les « vraies étoiles », fins points de lumière conservant inexorablement leurs écartements mutuels, certaines faisaient un peu n’importe quoi et semblaient suivre une route en toute autonomie et même parfois disons-le en toute fantaisie. Ces drôles d’étoiles étaient qualifiées d’« astres errants » faute de mieux.
Aujourd’hui, plus de raisons en principe de continuer à les nommer ainsi, ces astres n’errent point, ils décrivent des orbites elliptiques de longueurs différentes autour du Soleil, soumis sans aucune fantaisie à la loi de Newton. La Terre, notre point d’observation est elle-même embarquée dans cette ronde. Les « vraies étoiles » sont quant à elles beaucoup plus loin et dotées pour le coup d’un mouvement propre indécelable, à notre échelle de temps, bien qu’assujetties aux mêmes lois. Voilà qui explique le désordre causé dans notre ciel par ces astres errants.
La Terre n’est pas seule, la Lune l’accompagne. Ce système binaire n’est pas une exception. Si on ne connaît pas de « lunes » à Mercure et Venus, en revanche Mars en a deux : Phobos et Deimos, Jupiter en a une vingtaine et même plus, Saturne tout autant, Uranus et Neptune ne sont pas en reste et même Pluton, celle qu’on ne doit plus nommer, en possède une. Citons quelques noms de lunes : Titan, Europe, Ganymède, Ariel, Miranda, Triton …
Il est à parier qu’aucun de nos passants n’aura pensé à comptabiliser quelques lunes, dont la nôtre, dans son énumération. Les lunes de planètes semblent avoir beaucoup de mal à exister aux yeux du public. On leur réserve un statut à part. Combien de fois ai-je entendu les adultes me répondre, « non la Lune n’est pas une planète, c’est un satellite ». Ou bien « c’est un astre ». Or si l’on exclut les nuages et les pigeons, tout ce qui est dans le ciel est un astre, donc la définition est faible. Et tout ce qui se trouve dans le système solaire est soumis à la même loi de Newton et se trouve donc satellite de quelque chose. Une planète serait dans ce cas définie par son seul parcours direct autour du soleil quand les lunes tournent autour d’une planète qui tourne autour du soleil. Voilà une distinction qui parait bien dérisoire au regard d’une loi de gravitation commune. Pour discriminer les lunes, il serait plus judicieux de considérer leur histoire, et ainsi constater, peut-être, un âge significativement différent par exemple. Mais visiblement les astronomes ne s’appuient pas sur cette donnée qu’ils ne possèdent pas toujours précisément.
Les lunes sont pourtant – exceptées les plus minuscules – rondes, de taille parfois comparable à Mercure. On trouve dans certaines de l’eau, des atmosphères, des paysages. Alors pourquoi tant d’ostracisme ? Les planètes historiques seraient-elles un groupe tellement plus homogène ? On ne peut pas vraiment le dire. Entre Mercure, très chaude, minuscule, rocheuse et Jupiter, bulle de gaz géante siège permanent d’ouragans d’ammoniaque, on n’a pas l’impression d’avoir affaire à des jumelles. Saturne flotterait sur l’eau. Neptune est si loin qu’un froid éternel y règne … Quelle famille. Quitte à opter pour un regard neuf concernant les planètes naines, les astronomes auraient bien pu y englober aussi les fameux « astres errants » et conclure que la notion de planète ne possède aujourd’hui plus guère de sens scientifique sérieux.
Quand s’est posée la question de savoir si la vie existait ailleurs, c’est vers les planètes qu’on s’est tourné en premier et elles seules. Les astronomes raisonnaient comme les passants dans la rue. Mercure ne pouvait abriter de vie, il y fait trop chaud. Venus non plus, outre son insupportable chaleur de surface, l’atmosphère de CO2 est 100 fois plus lourde que l’air terrestre. Mars, on l’a observée à l’aide de puissants télescopes et de robots et on reste bredouille à ce jour. Jupiter et ses poisons déchaînés sûrement pas, Saturne idem, s’enfonçant par ailleurs dans le froid loin d’un soleil devenant tout petit dans le ciel. Uranus et Neptune, si froides elles aussi, et Pluton, un désert glacé absolu.
Le passage en revue des planètes était vite fait et la conclusion était qu’il n’y a pas de vie, hormis sur Terre, dans le système solaire.
Mais parallèlement à une démarche délibérée de recherche de zones habitables parmi les exoplanètes, la vie vient d’elle-même s’inviter de l’intérieur du système solaire, les esprits des chercheurs étant prêts désormais à envisager les choses autrement, en regardant maintenant du côté des lunes.
Non pas qu’on y ait déjà trouvé la vie, mais on regarde désormais attentivement certains phénomènes récemment découverts et révélant la présence d’eau et … de chaleur, même dans la lointaine lune de Saturne Encelade et ses intrigants geysers. Pour receler de la chaleur, point d’obligation de se trouver dans une zone habitable finalement. Les effets gravitationnels exercés par les planètes géantes sur la structure de leurs lunes sont capables de générer cette donnée précieuse. Dans cet esprit l’Amérique et l’Europe (Agence spatiale européenne et Nasa) se préparent à aller visiter bientôt la lune de Jupiter nommée Europe, non sans mille précautions pour ne pas polluer dramatiquement toute vie qui s’y épanouirait à notre insu.
Au loin une vie telle qu’on l’a imaginée, un rien anthropomorphe, et une autre piste tellement près de nous qu’on ne la voyait pas, celle de phénomènes biologiques tels qu’on n’a pas idée, c’est ça qui est nouveau. Plus qu’à observer, les yeux grands ouverts.
Des voyageurs de l’espace : Ayons une pensée pour les tout premiers habitants de l’île de Pâques. Voilà une île toute petite perdue au milieu de l’océan Pacifique. Les peuples qui y vivent en ces temps reculés n’ont alors jamais vu d’autres terres, d’autres hommes. Aussi loin que ces bons marins aient navigué ils n’ont jamais vu autre chose que de l’eau. Leur univers est le sol sous leurs pieds, autour est l’infinité du ciel et de l’eau. Parfois ils imaginent que loin, très loin se trouvent d’autres îles, et d’autres peuples. Des légendes anciennes rapportent les faits de visiteurs étranges au grand savoir, venus les voir au temps des lointains ancêtres dans leur énorme embarcation poussée par le vent. Quelle est la part de vérité dans ces légendes, nul ne le sait.
Voilà pourtant qu’un jour un autochtone, grand rêveur portant ses yeux toujours au loin, croit apercevoir une forme lointaine à l’horizon. Le cœur battant d’émotion, il la décrit, c’est une embarcation qui glisse lentement sur la surface, on y voit une sorte de voile très haute. Le villageois n’en croit pas ses yeux, il ne sait s’il doit être heureux ou inquiet de cette apparition. Faut-il se cacher et observer de loin, alerter les autres ? L’observateur ne peut pour l’instant détacher les yeux de cette forme mystérieuse, qui avance tout doucement et semble se rapprocher. Il se décide à aller vers ses congénères, ne pouvant rester seul avec cette découverte extraordinaire, il court, crie, appelle les villageois à regarder l’horizon.
« Tiens voilà Paquito, mais qu’a-t-il encore vu ? Mais nous ne voyons rien à l’horizon Paquito ! »
Paquito a encore le temps de voir le vaisseau tout au loin, mais il s’éloigne, il suit une route qui ne mène pas vers l’île. Le voilà bientôt devenu invisible. Personne d’autre n’a vu, personne n’a l’habitude d’écarquiller les yeux vers l’horizon, personne ne croit Paquito qu’on connaît bien, c’est un rêveur qui espère toujours découvrir des choses merveilleuses.
Paquito sait ce qu’il a vu, d’autres hommes existent. Peut-être ont-ils peur d’aborder la petite île, peut-être se contentent-ils d’admirer de loin et avec grand intérêt ce peuple passé maître dans le travail de la pierre et la navigation.
S’il était donné à Paquito de pouvoir s’élever dans les airs, il verrait sous ses pieds s’éloigner son île qui deviendrait un simple point, il verrait d’autres terres, des îles mais aussi des continents immenses, tous remplis d’hommes et de femmes en nombre qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Il verrait le sillon d’innombrables bateaux qui traversent mers et océans en tous sens, passant parfois au large de son île sans s’y arrêter jugeant ces terres perdues sans intérêt et peuplées d’hommes sauvages et dangereux.
S’il nous était donné de nous élever plus haut encore que Paquito, peut-être assisterions-nous à un grouillement d’activités complexes et vivantes tout autour de nous, non décelées ni imaginées par nos anciens astronomes ni rapportées dans les livres. Nous réaliserions que notre condition de vivant primitif, absorbé par son principal impératif de survie n’est qu’une partie anecdotique de toute cette chimie universelle.
On a découvert la vie sur une autre planète ! Enfin pas encore mais imaginons le retentissement d’une telle nouvelle.
En 1976, année du lancement des sondes Voyager, On n’avait pas encore observé d’exoplanète. On trouvait grandement probable que des systèmes planétaires existent un peu partout, mais on en était réduit aux conjectures car rien n’avait été observé. Aujourd’hui on sait qu’on avait raison mais on est dans la même position inconfortable au sujet de la vie. Il nous semble improbable que la Terre soit un rarissime laboratoire de biologie, mais le fait est qu’on n’a rien observé ailleurs, car quoi qu’il en soit, on ne le peut pas encore.
Parions qu’un jour proche, nos instruments de plus en plus puissants seront déposés de plus en plus loin et qu’enfin on pourra proclamer qu’une vie exogène vient d’être découverte. D’accord, il s’agira peut-être juste d’un simple organisme unicellulaire au génome dérisoire mais il répondra à notre définition du vivant et la nouvelle sera assurément sensationnelle. Peut-être entendra-t-on crier, klaxonner dans les rues qu’on n’est plus seuls dans l’univers, mais parions que l’échantillon maigrichon sera surtout vu comme un encouragement à chercher encore.
C’est alors qu’un peu plus loin nos détecteurs moléculaires révèleront une créature cette fois époustouflante, un ver multicellulaire qu’on verra gigoter presque à l’œil nu. Là encore on sera partagé entre l’idée d’arrêter les recherches maintenant qu’on a trouvé la vie, ou bien de continuer à rechercher un spécimen un peu plus sérieux. Le matériel progressant, c’est maintenant une sorte de petite souris qui vient d’être découverte à 172 années-lumière, avec douze pattes, des moustaches, de l’appétit, des émotions, quelle nouvelle, l’homme n’est plus seul ! Si l’on pouvait malgré tout trouver un organisme vivant encore plus prometteur, ce n’en serait que mieux, alors cherchons encore un peu notre vrai compagnon de l’espace.
Mais que cherchons nous en fait ?
Enfin l’effort se voit récompensé, la vie existe bien partout ailleurs, puisque maintenant la créature dénichée sur la planète Zorg est un quadrupède à cornes, gourmand en herbe qu’il croque du matin au soir en émettant des beuglements peu mélodieux, qui semblent aller de pair avec une certaine stupidité.
Doit-on se satisfaire de ces timides représentants du vivant qu’on récolte depuis 10 ans ? Allez cherchons encore un peu, des fois qu’on trouve une vie intelligente, comme nous, enfin nous ne serions plus seuls. D’ailleurs, cette fois il semble que nous soyons comblés. Sur une belle planète dont le ciel regorge de vaisseaux hyperluminiques filant à une année-lumière par seconde, nous observons de loin des géants de 6 mètres de diamètre constitués d’une très grosse tête remplie d’intelligence et marchant sans pieds, par la seule force de la pensée. Voilà une découverte dont on ne sait pas trop quoi faire et qui malmène notre amour-propre. On a peut-être un peu trop cherché, on sait maintenant que la vie est partout et qu’elle est même parfois mieux que nous, on ne s’y attendait pas, pas à ce point.
Regardons quand même encore un peu ici et là, et voilà bientôt la preuve que nous ne sommes pas seuls dans l’univers. Sur une planète lointaine, nous voyons une créature unique, mais elle n’est pas mal du tout. Une station verticale, bipède, des vêtements de belle coupe, un visage plutôt plat, un nez qui dépasse au milieu, deux yeux sous le front, une petite bouche fine pour manger et s’exprimer dans un français soutenu. Nous ne sommes plus seuls dans l’univers, ne cherchons plus, c’est bien ce que nous voulions, nous ne sommes pas les seuls êtres humains dans l’univers !
Devons-nous envoyer des explorateurs de l’univers ?
Serait-ce la fécondité robuste de la prophétie de Tsiolwovski qui incite toujours et encore à entraîner de jeunes et talentueux astronautes, courant après le merveilleux destin d’être allés dans l’espace tels les élus d’une civilisation élue ? On ne peut qu’être admiratif devant leur courage face aux risques encourus, notamment de nausées permanentes, de respiration d’air vicié intra capsulaire, de promiscuité sans fin, de phobies d’enfermement. Il existe des contreparties heureuses à cette situation, comme celle de regarder un stylo flotter en apesanteur.
Commençons par dissiper le malentendu d’un espace qui n’en est pas vraiment un. Voir un stylo flotter ne signifie pas qu’on soit parti dans les profondeurs de l’espace. Dans le cas des stations spatiales permanentes, on se trouve en orbite à 400 kilomètres d’altitude, une distance extrêmement proche de la Terre. Considérons un globe terrestre ou une mappemonde. La France qui mesure 1000 km sur 1000 km y apparaît déjà minuscule. Que dire de 400 kilomètres ? Comme la station spatiale est en orbite stable, tout son contenu hommes compris file à grande vitesse, tandis que le sol de la station se dérobe sans fin sous leurs pieds, sans jamais leur permettre de rencontrer le sol. Le stylo flotte non pas en raison de son incursion dans l’espace infini mais en raison de la grande vitesse avec laquelle il se déplace autour de la Terre, vitesse qui crée une force s’opposant à son poids. On est très loin de l’idée d’un espace si éloigné que l’attraction terrestre ne se ferait plus sentir, laissant flotter des hommes et leurs objets privés de leur poids.
Ceci étant précisé, pourquoi vouloir s’entraîner et embarquer dans un vaisseau alors que des sondes automatiques sont capables de se débrouiller sans nous. Outre le voyage qui promet d’être peu agréable, les planètes et corps qui pourraient nous intéresser auront toutes les chances d’être un cocktail de poisons violents, de paysages lugubres et glacés.
Il y a un intérêt évident à se passer des hommes, qui sont des véritables freins à l’exploration spatiale, en raison de leur fragilité corporelle, et de la nécessité de leur assurer un niveau de confort et de sécurité sans concession. Sans l’homme à bord il est possible d’imaginer par exemple des grappes de petites sondes de la taille et du coût d’un smartphone, pour un départ sans délai et sans souci des quelques pertes au gré des rencontres avec quelque grincheuse météorite. Avec un équipage humain tout devient plus difficile, lent, cher. L’ego humain rassuré sur son tempérament de conquérant de l’espace a un prix élevé.
Avez-vous vu Predator ? Je ne parle pas du film, excellent au demeurant, mais de son héros, une créature extraterrestre monstrueuse et bestiale, ayant le goût de dépecer les humains pour faire de leurs crânes de splendides trophées dégoulinants.
La créature est plus avancée que l’homme, elle voyage en vaisseau interplanétaire, dispose d’armes portables, tantôt contondantes, tantôt à rayon à foudre auto guidé.
Comment décririons-nous cette drôle de bête ? C’est un humanoïde extraterrestre, debout sur deux jambes à genou intermédiaire et posture plantigrade. Nous trouvons un torse, deux épaules, deux bras, tout cela proportionné à la mode humaine. Serions nous cousins ? Ah non car la tête est absolument cauchemardesque, avec une bouche pleine d’épines et de crocs articulés. Les deux yeux, au regard parallèle tel le nôtre et au contraire de celui des pigeons, ont tout de même une couleur bizarre. On comprend dans le courant du film que notre ami ne perçoit pas du tout le même spectre lumineux que nous. Il sait pousser des cris de colère glaçants et rauques, il aime jouer au chat et à la souris, son corps dispose d’un système cardio-vasculaire transportant des globules de couleur vert fluo. Il possède une chevelure fournie quoique ses cheveux ressemblent à d’épais tentacules rigides. Enfin sous la toise il dépasse les soldats des unités d’élite spéciales de combat d’un bon soixante-dix centimètres de haut.
Ce Predator sorti de l’imagination des costumiers de cinéma est l’illustration de la créature inconnue qu’on doit dessiner sur une page blanche à partir de rien. Jamais on n’imagine une créature à 4 pattes, 8 pattes ou 1000 pattes, à posture horizontale tel le chat ou la limace. Notre créature est debout, se comporte comme un humain, possède des mains préhensiles et des pieds tendres sans sabot corné. Mais il n’a que 3 doigts, ou au contraire 20, un visage qui fait peur aux enfants, et son sang n’est jamais rouge.
Pourquoi imagine-t-on si souvent des extra-terrestres à notre image et cependant hideux ? Ce que je remarque, c’est que si nous pouvons apprécier la beauté d’un chien, d’un chat, d’un oiseau, en revanche nos proches cousins génétiques, le chimpanzé, l’orang-outang nous apparaissent aussi laids que des caricatures grimaçantes. Il nous semble difficile d’accorder un prix de beauté à ces humanoïdes naturels quand nous en attribuons avec admiration au lynx, au cheval, à l’aigle royal … Que peut bien révéler cette attitude …
Trouver enfin une vie intelligente. Quand j’étais à l’école primaire, les instituteurs nous expliquaient que les animaux n’ont pas d’intelligence et sont le siège de seuls instincts qui les font agir de façon mécanique et prévisible. Tandis que nous autres humains n’avons pas d’instincts mais un libre arbitre et pouvons agir conformément à nos choix, mêmes difficiles, en particulier pour agir au mieux de tous et pas seulement pour soi.
Dans mon enfance j’ai toujours vu les adultes face à deux manières de regarder l’animal. Soit c’était une « bête », dépourvue de sensibilité et d’intelligence, on disait même d’âme, soit c’était un chien ou un animal quelconque ayant statut d’animal de compagnie, et alors on pouvait entendre parler pendant toute une soirée de toutes les choses étonnantes dont ils étaient capables, y compris de tout comprendre et à qui il ne manquait que la parole.
De nos jours notre regard s’est modifié et la prise de conscience de l’intelligence animale n’a jamais été aussi aiguë. D’autres animaux ont officiellement été reconnus pour leurs performances cognitives. Au-delà du chien, du cheval, du chimpanzé, on compte un bien étonnant poulpe, le dauphin, l’orque, et même les oiseaux longtemps réputés avoir une si petite « cervelle ». Perroquets et autres cacatoès nous sidèrent par leur aisance à saisir d’un regard de complexes assemblages mécaniques. Ne sont pas en reste les éléphants, les insectes, et même les arbres, désormais considérés sous l’angle d’une intelligence restée jusqu’à présent insoupçonnable.
La question d’une vie intelligente est peut-être mal posée. Peut-être faut-il la prendre à rebours : existe-t-il une vie non intelligente ? L’intelligence n’est-elle pas un outil parmi d’autres auquel se raccrochent toutes les créatures vivantes dans leur combat permanent contre une mort qu’elles rejettent de toutes leurs forces et par tous les moyens ?
Je suis un couche-tard. Je peux me le permettre, la retraite permet cette liberté. Le soir, avant de monter dormir je regarde parfois le ciel par la fenêtre donnant vers le jardin, à la recherche de quelques étoiles familières. Malgré le halo permanent des grandes villes et mes yeux qui n’ont plus la meilleure acuité, je décèle souvent quelques constellations familières, Orion, le Lion, les étoiles Vega, Capella, Sirius …
Autrefois, j’avais reçu pour mes 14 ans un petit télescope commandé à La Redoute. J’observais souvent le ciel nocturne, longtemps à l’œil nu et j’en connaissais les nombreuses constellations. Rien ne me faisait plus plaisir qu’entrouvrir le volet de ma chambre pour garder une étoile dans mon champ de vision au moment de m’endormir, et me projeter ainsi par la pensée à des distances incommensurables, me demandant ce qui pouvait se passer là-bas, si loin.
Puis la famille déménagea vers une grande ville. Il devint difficile de regarder les étoiles tant les lumières du soir diluaient le crépuscule. Le télescope ne sortit plus souvent de sa boîte. La vie allant, à 20 ans je quittai cette ville pour une autre plus grande encore. Le télescope se couvrit de rouille, les cieux nocturnes se dérobèrent définitivement sous le halo, tout comme mon intérêt pour l’astronomie.
Aujourd’hui, longtemps après, quand je jette un regard vers le ciel je réalise que les constellations de mon enfance sont toujours là, leur dessin est demeuré inchangé.
Après cet immense épisode que constitue une vie humaine, l’interminable parcours professionnel qui le traverse, les événements familiaux, les enfants, devenus des adultes, les petits-enfants, au soir d’une vie je ne vois aucune constellation nouvelle, aucune étoile qui se soit un tant soit peu modifiée ou écartée des autres. On les sait pourtant toutes animées d’un mouvement propre, mais indiscernable à notre échelle de temps.
Qu’est-ce donc qu’une vie humaine sinon un atome d’instant de l’univers ? Je réalise plus que jamais que moi, micro-organisme humain, je n’ai jamais contemplé l’univers que d’un minuscule point tout aussi ancré à sa portion d’espace-temps qu’un chêne millénaire à ses racines. Jamais je ne verrai la galaxie d’Andromède sous un angle différent, jamais je ne pourrai me transporter en un lieu qui me montrerait un ciel autre que celui vu de cette petite lucarne d’espace et de temps dont aucun terrien ne pourra s’affranchir.
L’immense savoir des astronomes, construit petit à petit depuis l’antiquité par des hommes étincelants de génie est-il un trésor inestimable ou bien la naïve illusion de posséder quelques clés intimes d’un univers dont l’insondable profondeur échappera toujours à nos sens et notre entendement, finalement aussi limités que ceux de la pauvre abeille perdue et virevoltant dans une pièce de notre maison, se posant tour à tour sur nos complexes objets humains du quotidien qu’elle interprète comme de simples supports où poser ses pattes mais dont la nature, l’histoire, la fonction, la complexité n’auront jamais aucun moyen de se révéler à son esprit.
Aussi loin que notre regard se porte, nos yeux ne voient dans l’univers lointain que ce qu’ils savent y reconnaître, concluant sans doute un peu vite que Tout n’est que transposition d’échelle de notre goutte d’univers terrestre. Ce que nous appelons l’univers, celui des étoiles, des galaxies, elles-mêmes regroupées en des réseaux titanesques n’est que celui qu’on appréhende de notre petite fenêtre visuelle et mentale. Parions que nous n’avons aucune idée de ce qu’il y a après, autour, derrière, au-delà …
[6 août 2024]
Une gageure orthographique ?
D’abord qu’est-ce qu’une gageure ? Selon l’académie française, c’est une « action, une entreprise qui, aux yeux d’autrui, semble un pari ou un défi sans chance de succès« .
Ce mot se rencontre parfois dans le langage écrit mais, si on en connaît bien le sens, on ne se risque pourtant guère à le prononcer de vive voix. Il semble vieilli, contemporain de nos lointaines Fables de La Fontaine.
D’ailleurs si d’aventure on tentait de le verbaliser, comment savoir si l’on doit dire [ga-jɶre] ou bien [ga-jure] ?
Il se trouve que la réponse officielle est [ga-jure] mais quand bien même on en serait informé, quelque chose nous pousse à pester contre cette prononciation à l’allure contre-nature. Après tout, on lit bien de nos yeux [ga-jɶre], alors pourquoi une telle ambivalence ? Qui a donc décidé d’autorité d’introduire cette complication ?
Amusons-nous à plonger dans une analyse de cette singularité de la langue française et observons de près, non pas les lettres e ou u, mais plutôt le g qui les précède.
Voilà une lettre un peu plus compliquée que les autres. Son fonctionnement ressemble beaucoup à celui du c. Ainsi, nous l’avons tous appris, un c se prononce [s] devant les voyelles e, i tandis qu’il se prononce [k] devant a, o, u.
Pour simplifier notre raisonnement, désignons e et i sous le terme de voyelles douces, tandis que a, o et u seront des voyelles dures. De la même façon, désignons c et g comme des consonnes douces quand elles précéderont e et i, tandis que c et g seront réputées dures devant a, o et u.
Ainsi, dans le mot cerise, la voyelle douce e adoucit le c. Dans le mot colline la voyelle dure o durcit le c. On observe un comportement identique pour la lettre g. Dans le mot girouette, le i adoucit le g, dans gamelle le a durcit le g.
Il est cependant tout à fait possible de forcer ces deux consonnes à se comporter de façon douce devant des voyelles dures et inversement.
Dans le mot cueillir, on entend le son [ke] et non [se]. Ce résultat provient du u, qu’on ne prononce pas et dont le seul but est de durcir le c.
Dans le mot guérir, on entend le son [gué] et non [jé], là aussi par la seule présence du u muet qui durcit le g.
Faisons maintenant l’inverse, l’oiseau appelé geai voit dans son nom un e non prononcé qui s’interpose entre g et a et adoucit donc le g.
Pour la lettre c, c’est un peu différent car on assiste à l’irruption d’un caractère bien pratique. Ainsi, l’archipel des Açores n’a pas besoin d’appeler un e à la rescousse pour produire ce qui serait alors « les Aceores ». La cédille a précisément pour rôle d’adoucir le c.
Revenons à notre gageure. Nous comprenons maintenant qu’il n’est pas possible d’écrire [ga-jure] avec un g sans l’adoucir vu qu’un u le suit. Et il n’a malheureusement pas été prévu de cédille capable de s’emboîter dans un g.
En conclusion, dans gageure, le e est tout simplement muet, il ne se prononce pas et ne sert qu’à adoucir le g prêt maintenant à faire entendre [ju].
Mais du coup on provoque bien un hiatus car eu est aussi ce que les professeurs appellent un digramme, qui se prononce [e], ou bien [ɶ] voire [u] (ex. : Dans ce j[eu], voici la pr[eu]ve que j’ai [eu] de la chance).
Heureusement l’Académie Française indique que gageure « Peut s’écrire gageüre« . Et voilà la solution, le recours à un ü tréma, qui va se charger de « rompre » le digramme litigieux, pour une prononciation désormais apaisée et claire comme de l’eau de roche 🙂
[6 août 2024]
L’alcool et l’abolition des réflexes
On le sait tous, boire ou conduire il faut choisir. L’alcool endort la vigilance, affaiblit les réflexes. Tricher peut coûter cher.
Pourtant dans un pays où l’usage de l’alcool est si répandu cela peut parfois s’avérer problématique. Par exemple on vient de passer un bon moment avec des amis et on n’a pas fait suffisamment attention. Un petit apéritif, un peu de vin, un tout petit alcool de prune et mince il faut rentrer et conduire la voiture. Qui ne s’est jamais retrouvé dans cette situation embarrassante.
En général, on va se déclarer malgré tout en capacité de tenir le volant. La route, on la connaît bien et on va tenter d’éviter les gendarmes en prenant la petite voie tranquille connue des seuls villageois. Chemin faisant, on constate que tout ne va pas si mal finalement. On est prudent bien sûr mais on voit que les trajectoires sont maîtrisées, même la méchante priorité à droite qu’on connaît bien est a priori correctement négociée et la voiture rentre sans encombre dans son garage, tout le monde est arrivé à bon port.
Du coup on va se demander où est la part de vérité dans ces histoires de réflexes soi-disant capables de vous envoyer dans le décor et même au cimetière. Peut-être cela ne concerne-t-il que les hommes de faible constitution, pas aussi bien bâtis que moi, pas assez habitués à l’alcool ou alors trop sensibles. Pour un peu on se jugerait un surhomme, les recommandations sont bonnes pour les autres, non pour moi puisque je parviens à conduire sans ressentir l’altération de mes réflexes.
L’alcool j’ai connu. J’en ai consommé, toujours avec modération, en principe. Je n’étais jamais ivre, préférant la qualité des grands crus aux cubis de vin qui pique ou des canettes de bière avalées au kilomètre. J’avais même la prétention d’être un connaisseur en vins, ou du moins un amateur éclairé, ayant goûté et mémorisé presque tout ce qui se boit. Il me restait les rêves inaccessibles, le Château-Margaux, la Romanée-Conti, j’avais le temps.
Un jour, nous avions reçu des invités. Le monsieur était grand amateur de bon vin et avait même fait des stages de dégustation. Nous ouvrions souvent une bonne bouteille ensemble. Ce dimanche-là, j’avais remonté un Châteauneuf-du Pape, peut-être même deux, que nous avions ramené de vacances dans le sud de la France. Il s’agissait de mes dernières bouteilles. Je trouvai ce Châteauneuf incroyablement bon et fus d’ailleurs surpris d’être le seul à l’apprécier. Voilà une chose que j’ai souvent déplorée, quand on ouvre une belle bouteille entre amis, nous buvons tous le même vin dans les mêmes conditions et pourtant nous ne le ressentons pas de la même façon. Certains sont déçus, d’autres tout seuls à le trouver si bon.
Ce jour-là j’ai abusé de ma dernière bouteille. Quand les invités, plus sobres que moi, sont repartis, je me savais incapable de conduire une voiture et passible des plus hautes peines en cas de contrôle de gendarmes. Heureusement je n’avais pas à prendre la route, je pouvais même envisager une sieste sur le canapé. Ainsi installé, je tentai de placer mes pieds sur la petite table de salon bien encombrée de magazines et autres divers objets. Parmi ceux-ci un jeu électronique de Tetris que mon épouse avait reçu en cadeau de La Redoute.
J’étais devenu très fort à ce jeu, je pouvais le pratiquer à un niveau de difficulté maximum, et à la plus haute vitesse. Il me vint une idée : Que pourraient bien donner mes performances, et notamment mes réflexes dans le niveau mental où je me trouvais, si imbibé de vapeurs de grands crus de la vallée du Rhône. Je pris l’appareil en mains, le plaçai en mode rapide avec départ au niveau maximal, et lançai la partie.
A ce niveau de vitesse, il fallait aller très vite, les doigts et l’œil ne devant en aucun cas hésiter. Contre toute attente, tout se déroula aussi bien que possible. Les doigts volaient sur le clavier, l’œil anticipait instantanément la venue et l’orientation des pièces nouvelles et le compteur de points grimpait. Je me rendais à l’évidence, l’alcool restait sans effet sur moi et mes réflexes. Mieux, je ne ressentais aucun stress, rien de cette nervosité qui finissait toujours par me faire trébucher. Je brillais comme jamais dans cette partie.
A un moment, me recalant sur le canapé, mon pied accrocha une pile de magazines posés sur la table qui oscilla puis s’écroula tranquillement au sol avec grand bruit.
J’ai alors réalisé que si je m’étais trouvé à jeun j’aurais su détecter l’oscillation de la pile, d’ailleurs consécutive à mon geste, et serais intervenu immédiatement pour parer la chute. Tandis que là, tout venait de se passer sans moi, sans me déranger le moins du monde, sans que je réagisse d’une quelconque façon à cet imprévu, sans ressentir le moindre afflux d’adrénaline.
Me trouvant à ce moment devant ce triste fait accompli, j’ai compris qu’il existe finalement deux catégories de réflexes : ceux qu’on met en œuvre dans une situation connue, et ceux qui vous font réagir et prendre des décisions dans une situation soudaine et imprévue. Si j’avais été au volant d’une voiture, j’aurais peut-être encore correctement négocié la priorité à droite habituelle, mais aurais été incapable de gérer un événement soudain venant à moi à 90 km/h. Ce sont ces seconds réflexes que l’alcool met d’abord en bouillie, dès le premier verre, moi comme les autres. Et cela ne se voit que lorsque le danger est là.
Maintenant je le sais. Je ne triche plus car je l’ai compris, heureusement dans mon salon, sur un canapé et non sur route.
J’ai si souvent entendu des personnes alcoolisées prétendre que « leur voiture connait le chemin » que je vois une réelle lacune dans la sensibilisation au danger de l’alcool, qui n’est sans doute pas assez précise sur la notion de réflexe. Le monsieur ci-dessus a pu par le passé constater volant en mains que l’alcool n’avait pas trop altéré ses gestes habituels, et que sa prudence avait visiblement suffi à contourner le danger. C’est une erreur. Son trajet n’a simplement pas été perturbé par la survenue d’un événement soudain. A quel moment l’aurait-il détecté ? Comment l’aurait-il géré ? Sans aucun doute avec un retard et une passivité qui lui auraient, au mieux, montré que l’alcool venait de le rendre totalement vulnérable lui et sa famille, après voir aboli ses réflexes les plus précieux.
Au volant choisissons de rester toujours maître de toute situation.
[11/08/2024]
LE GROOM EST-IL VOTRE AMI ?
Si vous êtes habitué aux immeubles, aux bâtiments administratifs et bureaux ou autres salles de réunion, vous avez sûrement constaté que vous êtes souvent dispensé de refermer les portes derrière vous. Un dispositif cylindrique articulé, boulonné et dissimulé au haut de la porte, appelé « groom » par les techniciens, se charge de ce travail pénible à votre place.
Il ne faudrait pas en conclure trop vite que le groom est votre ami.
D’ailleurs, peut-être n’aviez-vous pas du tout envie de la refermer cette porte, mais la voici quand même reclaquée. Votre seule parade en la circonstance : la retenir à deux mains, le dos arc-bouté, tout en déplaçant du bout du pied le carton à ramettes de papier posé là pour remplir ce rôle le moment venu.
Même si le principe d’un bureau bien refermé vous convient, vous gardez une certaine amertume car vous sentez confusément qu’on vient d’abuser de vous. Vous êtes pourtant sûr de n’avoir fait que la moitié du travail, à savoir pousser la porte pour entrer. Mais comment ne pas remarquer l’effort important qui vous a été demandé. La porte serait-elle sculptée dans un matériau massif, du chêne de Papoustan ? Non, c’est du bois standard.
La réponse est dans la quantité d’énergie que vous a réclamé le groom. L’effort a puisé en vous l’énergie nécessaire pour ouvrir la porte, mais aussi du même coup pour compresser le groom en vue de sa fermeture. Une fermeture qui n’attend d’ailleurs pas que vous ayez achevé votre franchissement et vous oblige à forcer de plus belle, malheur à vous si vous transportez un objet un peu encombrant dans vos mains.
Le groom ne fournit jamais le moindre atome d’énergie par lui-même, il préfère la capter en vous. Du coup, sans le savoir, vous ouvrez la porte en fournissant l’énergie de sa fermeture. Et plus la porte est lourde, plus vous compressez, à deux mains, pesant de tout votre corps si besoin. Et si vous ne franchissez pas assez vite, la porte vous poussera aux fesses … Que celui ou celle à qui ça n’est jamais arrivé me jette la première pierre !
Le groom est un dispositif paresseux et grincheux. Il est aussi très bête. Car vous, lorsque vous ouvrez une porte, vous avez l’intelligence d’appliquer vos mains à bonne distance de l’axe, sur la poignée par exemple, ce qui vous assure un bras de levier avantageux. Le groom ne se donne pas cette peine. Son bras articulé n’applique sa force qu’à quelques centimètres de l’axe. Amusez-vous à ouvrir une porte en appliquant votre main tout près de l’axe, vous verrez combien c’est pénible. C’est pourtant ce que fait le groom avec votre énergie, tout en riant dans sa barbe.
Une autre preuve de sa bêtise : Alors que vous, pour ouvrir la porte, vous exercez une force d’une certaine intensité, disons 3 Newton, et pendant un temps fini, disons 5 secondes soit le temps de la franchir, le groom est capable de transpirer sans même le savoir pendant des minutes, des heures, des mois …
En effet dans le cas d’une porte calée de façon permanente en position ouverte (par des ramettes de papier, ou une cale en bois solidement enfoncée), le groom n’abandonne jamais sa poussée. Ainsi voilà vos 3 Newton primordiaux appliqués de façon continue et forcenée. Pour un peu, l’énergie de votre effort initial, multipliée sans fin, cumulerait le potentiel d’un réacteur atomique, mais c’est juste à déformer la porte petit à petit que cette poussée infernale va s’employer (comme le montre l’image ci-dessous, où l’on voit une solide porte se déformer peu à peu).
Pour résumer, lorsque vous agissez sur la porte d’un bâtiment administratif, vous fournissez l’énergie pour ouvrir la porte (un peu) et pour la refermer (beaucoup). Et aussi pour transporter sur 60° l’encombrant dispositif boulonné à la porte ! Sans compter le déplacement de la boîte de ramettes du bout du pied… Tout cela multiplié par les 50 portes franchies chaque jour dans les deux sens.
Tentons malgré tout de prendre la défense du groom, autant qu’il soit possible : Il est vrai que quand on ouvre la porte, le bras de levier qui agit sur la patte d’appui du groom, pourtant située près de l’axe, nous est à ce moment favorable. Voilà qui est dit.
Par ailleurs, en cas d’incendie, c’est sans doute une bonne chose que la fermeture des portes soit assurée. Mais alors dans ce cas, si on veut s’échapper au plus vite pour rejoindre le point de ralliement, chaque porte sera le théâtre d’une empoignade vigoureuse avec notre renfrogné cerbère …
Un dernier grief : même si l’on approuve une porte qui se referme, on apprécierait parfois qu’elle le fasse plus vite. Mais si vous tirez la porte pour accélérer le mouvement, le groom rejettera votre aide et vous opposera fermement sa cadence rien qu’à lui.
En conclusion, et si le groom était tout simplement un aigri ? Il sait bien que jamais il n’aura la légèreté ni la grâce de l’affichette qui nous dit gentiment « Merci de refermer la porte derrière vous ».
[11/08/2024]
Éclairage sur la l’année-Lumière
On recourt à la notion de temps-lumière lorsque les unités de longueur usuelles peinent à traduire les distances les plus grandes. Le temps-lumière s’applique tout naturellement aux distances astronomiques.
Il est classique d’énoncer que la Terre est éloignée de la Lune d’environ 400.000 kilomètres. Mais comment se représenter mentalement un nombre aussi grand ? Cette distance, pourtant la plus petite qui soit à l’échelle astronomique, est déjà hors de portée de notre sens commun.
Chacun sait en effet ce que représentent cinq kilomètres, c’est grosso modo la distance qu’on parcourt à pied en une heure. Il en va autrement quand on dénombre les kilomètres en milliers ou centaines de milliers. Pour la distance Terre-Soleil, c’est en centaines de millions qu’on les comptera. La Terre est pourtant proche du Soleil, comparée aux lointaines Neptune ou Pluton.
Et au-delà des planètes, il y a les étoiles, les galaxies. Se sentira-t-on pleinement renseigné quand on aura lu l’étoile Proxima est éloignée de nous de 37.843 milliards de kilomètres ? On doit manifestement recourir à une unité plus concrète, plus évocatrice, place à l’année-lumière !
Le principe du temps-lumière est d’exprimer une distance en fonction du temps que met la lumière à la parcourir, un peu comme on parlerait de jours de cheval, ou d’heures de TGV. Dire qu’une destination est à 4 heures de TGV permet en effet de s’en représenter l’éloignement, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une unité métrique.
La lumière voyage beaucoup plus vite que le TGV. Elle parcourt en une seule seconde une distance de l’ordre de 300.000 km, soit l’équivalent de 7 fois et demie le tour de la Terre, ce qui en fait la référence idéale pour arpenter le système solaire, et même plus !
On peut le remarquer, 300.000 km c’est à peu près la distance de la Terre à la Lune. On pourrait donc tout aussi bien dire que la Lune se trouve à une seconde-lumière de la Terre. Ce serait plus parlant, surtout rapproché des 8 minutes-lumière qui la séparent du Soleil, ou des 5 heures-lumière qui nous séparent de Pluton. Une seconde pour l’une, cinq heures pour l’autre ce n’est pas du tout la même chose.
Adieu le minuscule kilomètre et ses ribambelles de zéros, bienvenue à cette nouvelle unité enfin palpable.
Sortons du système solaire. L’étoile la plus proche de nous est à 4 années-lumière (on écrit aussi AL). Ainsi, embarqués dans un vaisseau filant aussi vite qu’un rayon de lumière, nous arriverions à destination en quatre ans, et serions de retour au terme d’un périple de huit années de voyage.
Sirius, l’étoile la plus brillante de notre ciel est à 10 AL. La plupart de ses consœurs visibles à l’œil nu sont éloignées de dizaines, centaines ou parfois milliers d’AL pour les plus grosses. Quant aux dimensions de notre galaxie, son diamètre est estimé à 150.000 AL.
Tiens, on commence à retrouver nos ribambelles de zéros. La galaxie d’Andromède, notre proche voisine, est à 2.200.000 AL. Nous voilà de nouveau confrontés à des chiffres qui nous dépassent. Le temps-lumière n’est pas la solution universelle.
Nous pouvons malgré tout tenter de comprendre ce qui a pu le rendre si commode à utiliser dans les exemples précédents. Livrons-nous pour cela à un petit jeu : cherchons dans notre environnement quotidien quelle pourrait être l’unité de temps concrète la plus minuscule qui soit. La nanoseconde ? Bien trop rapide pour nous autres humains. Je propose le dixième de seconde. Cela passe très vite mais quand un chronomètre l’affiche, l’œil discerne tout juste ce laps de temps, proche de ce qu’on appelle communément « instant », unité abstraite si présente dans notre vocabulaire. À l’autre bout de l’échelle, quelle unité retenir pour la durée familière la plus longue ? Pourquoi pas 30 ans, ou 50 ?
Entre l’instant et le demi-siècle, nous disposons d’une immense étendue de durées, toutes concrètes car issues de notre vie : la seconde, l’année, la semaine, la saison, la génération. Voilà pourquoi, quand on transpose les zéros métriques en temps, la représentation devient plus concrète.
Pour aller encore plus loin, on peut se demander s’il n’aurait pas été possible de se livrer au même jeu avec les unités de longueur : Ainsi, pour la plus petite unité, il serait possible de retenir l’épaisseur de la page d’un livre, à peine visible, mais constituant rapidement un livre de bonne épaisseur.
Notre unité la plus grande serait la trentaine de kilomètres, distance que chacun a parcourue un jour à pied. Ou alors le millier de kilomètres, parcouru en voiture sur la route des vacances. Ce trajet estival est concret, parsemé de paysages interminables qui se succèdent du matin au soir. Le millier de kilomètres peut à la limite être retenu comme valeur plafond. Entre ces deux valeurs, là aussi, une belle étendue de quantités familières.
Si l’on voulait exprimer les distances au moyen de ces unités spatiales ré étalonnées, on pourrait énoncer que la distance de la Terre à la Lune n’est plus de 400.000 km mais d’une « page ». À cette échelle, qui revient à diviser le kilomètre par 4000 milliards, Pluton serait à 1 mètre, tandis que la Terre serait à 4 cm du Soleil. L’étoile Sirius serait quant à elle encore très loin, à 24 km.
Nous venons de trouver une nouvelle façon d’arpenter l’univers. C’est plus intuitif que le méga-kilomètre. Mais on n’est pas quitte pour autant, car à cette échelle la galaxie d’Andromède est encore à 5.200.000 km, et c’est notre proche voisine à l’échelle galactique !
[28/08/2024]
Gauche et droite
La lointaine planète Tritonia ressemble à la Terre. On y trouve des pays, des continents, et aussi des partis politiques.
Exemple, le pays appelé Francia qui a élu voilà peu son nouveau président, possède deux partis politiques principaux : le Parti de la paix, et le Parti de la guerre.
Lors de la campagne électorale, les deux partis ont mis en avant leurs programmes : Le parti de la Guerre a vanté la bonne santé économique induite par les activités militaires, l’image rayonnante d’une nation qui conquiert toujours plus de territoires, et l’accroissement en conséquence de ses richesses.
En même temps, le parti de Paix proclamait qu’il n’est pas satisfaisant de bâtir un modèle de société sur les conflits armés et les lourdes pertes humaines qui en découlent. Il faut au contraire s’allier avec les voisins, bâtir des partenariats pour une efficacité optimale et partagée.
L’élection a eu lieu, et c’est un président issu du Parti de la paix qui s’est trouvé élu, sous les cris de joie de ses électeurs.
Seulement voilà : au moment où le Président de la Paix s’assied dans son fauteuil présidentiel, son pays est en guerre, le continent aussi, et c’est même toute la planète qui est en guerre.
Que va faire le Président ? Décréter que Francia n’est plus en guerre et se retirer des conflits ? Ce serait ouvrir la porte à une invasion immédiate du pays.
Donc le Président de la Paix va poursuivre la guerre, mais à la manière d’un partisan de la paix, en œuvrant pour que l’âge minimal de soldats soit repoussé de 14 à 18 ans, pour que des hôpitaux modernes soient construits en nombre, pour établir des conventions non violentes entre pays, pour éradiquer toute barbarie …
Mais les électeurs se montrent déçus. Ils s’estiment trahis par un Président de la Paix qui fait la guerre, comme les précédents, au mépris des engagements …
Avait-il un autre choix que leur mentir ? Leur a-t-il menti ?
[28/08/2024]
Un démon pestilentiel nommé Maroilles
Qui n’en n’a pas entendu parler ? Ce fromage du Nord de la France ne semble évoqué par les plus téméraires que par fierté de l’avoir approché sans trembler ni succomber, et peut-être même d’avoir goûté quelques grammes de ce cauchemar gustatif, de cette sorte de pourriture violente qui fait de vous un homme, capable à son tour de le tremper dans sa tasse de café.
C’est à croire que ceux qui parlent le plus du Maroilles sont aussi ceux qui le connaissent le moins.
D’accord le Maroilles ne sent pas très bon. Normal, c’est un fromage, et quel fromage sent bon ? Il existe bien quelques publicités qui vous feraient croire que les grands connaisseurs se régalent de l’odeur, du bouquet de tels mets aux radiations vives.
Le fromage pue, c’est un fait, voilà qui est dit. Je parie que tout amateur de bon fromage l’apprécierait encore davantage si l’odeur était neutralisée ou du moins fortement réduite. Il existe pour cela des cloches à filtre actif, vendues partout, accessoire indispensable qui change la vie.
Mais au fait, le Maroilles surpasse-t-il en la matière tous ses congénères ? Je peux témoigner que non ! Il existe des Munster, des Livarot, des Pont l’Evêque, des Epoisses, des fromages de Hollande bien connus qui ne sont pas en reste pour démolir l’ambiance d’un réfrigérateur en moins de deux.
Le Maroilles n’est pas lui-même fortement odorant. Sorti de son emballage collant et peu appétissant j’en conviens, il ne sent tout simplement rien ou à peine. Coupez-en une fine part et vous verrez un cœur jaune magnifique aux reflets roses. Goûtez un morceau et vous serez peut-être déçu de le trouver si neutre alors que vous vous attendiez à vous battre contre un fauve. Reprenez un fin morceau et vous découvrirez un goût léger et d’une grande finesse. Il est facile de manger un demi Maroilles en une fois, par fines tranches, par gourmandise. Et il se cuisine divinement.
Le Maroilles peut être « fait », donc un peu coulant, ou crayeux, légèrement cassant. Je précise que je n’ai jamais trempé de Maroilles dans mon café. Je conçois que certains puissent s’y livrer mais cela tient plus selon moi de la légende, le Maroilles n’a pas besoin de ce folklore et a tout à gagner à en sortir. C’est un fromage roi, digne de n’être dégusté que les jours de fête.
Qui dit Maroilles dit parfois aussi « Vieux Lille« . Ce sont pourtant deux fromages différents, le Vieux-Lille possède un goût beaucoup plus fort que le Maroilles, il a aussi ses amateurs.
Dans la bouche de certains, le nom Maroilles se voit parfois prononcé de façon lourde et triviale, comme on dirait « os à moëlle », renforçant l’idée reçue de la nécessité d’une bonne constitution physique, notamment digestive pour tutoyer ce mets pittoresque, ce qui est absolument faux. Je l’ai même vu écrit un jour « Maroual » par un survivant ou qui voulait paraitre tel.
On le comprendra, j’éprouve un grand respect pour ce produit régional de gourmet, qui n’est pas ce qu’il parait, qu’il faut découvrir absolument en jetant vigoureusement par la fenêtre les clichés propagés par des ignorants.
Pour finir, je présente la jolie commune de Maroilles, à mi-chemin entre Cambrai et Maubeuge. Eh oui, le nom du fromage est celui du village qui en est à l’origine.
[05/09/2024]
ÊTRE GAUCHER EN 1967
La sinistralité est le fait d’être gaucher ou gauchère, et à cette époque elle ne portait pas trop mal son nom. Au cours de cette petite réflexion j’utilise les termes de mon invention « main franche » (la main droite des droitiers, la main gauche des gauchers) et « main frêle » (l’autre main). J’aurais pu aussi dire « main d’appel » puisque les professeurs de sport parlent de « pied d’appel ».
Des mots comme « gaucher », « autodidacte », « provincial » ont-ils un sens en dehors des sphères parisiennes, diplômées, dextres qui les emploient ?
Le gaucher est-il ce personnage si différent, doté d’un cerveau aux hémisphères inversés voire spécifiquement câblés, aux facilités créatrices et sportives reconnues à tort ou à raison ?
Je suis gaucher. L’aurais-je remarqué si d’autres n’avaient pas trouvé cela étrange ? Je ne sais d’ailleurs pas si je suis gaucher du pied ou de l’œil et je n’ai jamais eu besoin de cette information qui n’a d’ailleurs jamais intéressé personne.
C’est à l’école, dès le cours préparatoire que j’ai compris que je me trouvais dans un monde de droitiers. Quand il s’est agi de manier un porte-plume trempé dans l’encrier pour tracer des mots de gauche à droite et râcler au passage ces satanées gouttelettes tout juste déposées, déclenchant les colères de l’instituteur, j’ai compris que je possédais quelque chose de remarquable.
M. Thévenin était malgré tout un bon bonhomme. Sa carrure lui donnait l’autorité dont un instituteur a besoin. Il pouvait du coup se montrer blagueur, malicieux, gentil, mais voir un garçonnet se permettre d’utiliser sa main gauche à sa guise le rendait fou.
Combien de fois les adultes me rapportaient que de leur temps, les écoliers gauchers avaient le bras attaché dans le dos pour les forcer à utiliser la seule main qualifiée par le rectorat pour tenir un crayon.
En cette année 1967 les choses venaient visiblement de changer. Sans doute cette décision de laisser faire émanait-elle d’un obscur fonctionnaire parisien déconnecté du terrain, une décision contestée par un corps enseignant qui lui seul savait, c’est évident, gérer les rares élèves manifestant encore quelques tendances gauchères qu’il faudrait corriger tant qu’il était temps.
Monsieur Thévenin venait de se plier à cette nouvelle règle, mais elle le révulsait. De cette année scolaire je n’ai pas de souvenirs pénibles que m’auraient laissés l’apprentissage de la lecture ou du calcul. J’ai juste été durablement dégoûté de mon écriture, toujours qualifiée avec un mépris teinté de colère de « pattes de mouches ». A quoi bon avoir de bonnes notes en dictée, je restais avant tout un gaucher malpropre, tout juste toléré par l’enseignant. Je découvrirai bien plus tard le plaisir de produire de l’écrit avec une latéralisation indécelable mais ce sera cette fois avec un ordinateur capable de traitement de textes et plus jamais avec une main que les rejets finiront par rendre bègue.
Un dégoût qui m’a suivi longtemps, nourri par les remarques régulières entendues jusque dans la sphère professionnelle quand on me voyait crayon en main. Un jour un triste sous-directeur me dit, avec sincérité et sans songer à me complimenter : « pour un gaucher vous n’écrivez pas trop mal », tout en avouant voir de la souffrance dans ma façon d’écrire. Je n’éprouvais pas de souffrance, plus simplement une gêne dans la seule situation où je devais, devant lui ou d’autres, remplir un épais carnet à souches.
Un carnet à souches est un objet répandu dans le monde administratif. Il a été conçu voilà bien des siècles à l’usage exclusif d’une population droitière. On y inscrit quelques informations sur la souche à gauche puis on remplit la formule à sa droite, qu’on détache ensuite. Quand le carnet de 100 formules a été complètement utilisé, ne restent que les souches. Dans le cas d’un carnet non terminé mais bien utilisé, une main gauche devra chevaucher l’épaisseur indisciplinée des souches avant d’atteindre la formule de droite en contrebas, crayon tenu en son milieu, geste pénible et disgracieux. La latéralisation de l’individu n’y est pour rien car un droitier utilisant, de sa bonne main, un carnet à souche imaginaire conçu cette fois avec formule à gauche et souche à droite aurait éprouvé exactement la même gêne à exécuter un tel geste.
Mis à part l’usage des carnets à souches, ma vie de gaucher n’a jamais été perturbée par cette différence qui étonnait tant les droitiers. Ma main gauche réussissait à s’accommoder de tous les instruments de droitiers, et quand il le fallait ma main droite n’était pas trop maladroite, sauf pour toute tentative d’écrire bien sûr. L’écriture manuelle, notamment son apprentissage, est une chose difficile, fatigante, réclamant concentration, minutie. Tracer de minuscules caractères sans couper les interlignes est le geste le plus désagréable à acquérir pour un enfant, a fortiori s’il l’exécute de sa main frêle tandis que sa main franche trépigne de frustration d’être prête et n’être pas autorisée à agir.
J’ai eu cette chance de ne pas être trop handicapé, tous les gauchers ne semblent pas à la même enseigne, je pense aux utilisateurs de ciseaux pour gauchers, de souris d’ordinateur pour gauchers, etc. La population de gauchers serait-elle non homogène ? Y aurait-il toutes sortes de gauchers et finalement tout autant de droitiers ?
Une chose m’a toujours étonnée, l’indifférence mutuelle des gauchers. Un gaucher ne ressent aucune attirance, aucune complicité ou consolation en découvrant que l’autre est gaucher. Il n’en va pas de même pour un prénom commun, source fréquente d’amitiés spontanées dans les cours de récréation. Rien de tel pour les gauchers qui ne se reconnaissent pas d’affinité particulière.
Les gauchers seraient-ils une simple invention de droitiers ? Un jour, je me suis inscrit sur un forum internet de gauchers. Je m’y suis présenté comme c’est souvent la tradition en décrivant en trois mots mes quelques turpitudes du quotidien. J’y ai rencontré en réponse des messages remplis d’empathie et de gentillesse. Puis j’ai lu les témoignages des centaines de gauchers avant moi. On remarquait que certains gauchers se disaient maladroits – c’est normal car ils étaient gauchers – tandis que d’autres se déclaraient très adroits – c’est normal, Léonard de Vinci était gaucher -, d’autres étaient toujours perdus dans un endroit inconnu – quoi de plus normal pour un gaucher – quand d’autres au contraire avaient un excellent sens de l’orientation – normal, les gauchers ont le sens de l’espace – , d’autres se déclaraient constamment handicapés dans ce monde de droitiers alors que d’autres encore s’y trouvaient globalement à leur aise …
Non seulement je ne voyais pas deux gauchers pareils mais leurs caractéristiques a priori typiques pouvaient être contradictoires. A croire que tout n’était qu’affaire de légendes. C’est ce que j’ai suggéré dans un second et dernier message. Je me suis alors pris une volée de bois vert et ne suis plus revenu, sans pour autant avoir changé d’avis.
Un gaucher se remarquerait-il dans une société où on ne devrait pas tenir un crayon ? N’était-ce pas le crayon scolaire qui en 1967, révélant une main franche pas la même pour tous, allait s’évertuer à inclure dans le processus d’éducation, parfois de force, une latéralisation dûment identique pour tous, du moins en apparence.
Le gaucher et son utilisation risquée du porte-plume baveur mettait pourtant en évidence une pratique bien arbitraire : La langue française s’écrit de la gauche vers la droite. Pourquoi ? Qui l’a décidé ? Le monde arabe fait le contraire, il ne s’agit donc pas là d’un geste instinctif de droitier. Heureusement les professeurs de sport n’ont jamais déclaré la guerre aux pieds gauches. La notion leur semblait pourtant importante puisqu’ils parlaient de « pied d’appel », l’élève devant simplement savoir repérer quel était le sien. Le cuisinier en chef du réfectoire ne s’est jamais ému non plus devant tant d’élèves qui tenaient leur fourchette d’une main ou de l’autre.
Le crayon avait visiblement un autre statut. Il était un symbole de l’ordre, un indicateur de désordre. Tout contrevenant aurait besoin de recevoir l’éducation appropriée, tel l’élève dont les parents n’ont pas enseigné l’usage du mouchoir, montrant à l’instituteur et à la société le désordre d’un visage malpropre appelant les rappels à l’ordre énergiques. Ainsi, attacher la main dans le dos était une façon, certes barbare, d’enseigner une fois pour toutes et le plus vite possible le geste conforme, sans que la main gauche ne vienne s’en mêler.
Après tout, ne reproduisons-nous pas sans cesse des gestes inscrits depuis toujours dans notre mémoire ? Un geste une fois appris sera réutilisé toute la vie. Si le gaucher apprend à exécuter un geste de sa main droite, comme serrer la main pour dire bonjour, ce geste simple ne sera plus jamais source d’hésitation. En revanche, en l’absence de consigne la main franche sera toujours la première à se lancer.
Concernant cette notion de l’apprentissage du geste, je suis d’ailleurs dubitatif face à qui se déclare fortement handicapé de sa main frêle au point de ne savoir qu’en faire. Je constate que chaque matin nous savons enfiler nos vêtements. Il en existe un particulièrement exigeant en dextérité pour chacune des mains, celui qui possède un bouton au bout des manches. Ainsi seule une main droite pourra boutonner la manche gauche, tandis que seule une main gauche pourra le faire pour la manche droite. Nous avons tous oublié la difficulté éprouvée, enfant, à réussir du premier coup ces deux prouesses quotidiennes. Pourtant nous n’y songeons plus et réalisons chaque jour ce geste bref mais compliqué de l’une et l’autre main, sans même nous en rendre compte, sans ressentir le moindre handicap.
Aujourd’hui je suis convaincu que les anciens instituteurs avaient tort de forcer l’élève gaucher à utiliser sa main droite pour écrire, quand bien même ce serait pour son bien futur. Car un geste d’écriture sollicite beaucoup plus d’adresse et d’attention que serrer la main d’un collègue, et il n’est pas ponctuel mais prolongé jusqu’à la fin du mot, de la phrase, de la dictée entière. Pendant cette souffrance, à tout instant la main gauche du gaucher ainsi contrarié le supplie de la laisser faire. Quand le gaucher aura acquis de sa main droite le geste d’une écriture régulière, sa main franche le laissera-t-elle pour autant en paix ?
J’illustre cet aspect par une anecdote. Dans ma jeunesse professionnelle j’ai été employé dans une banque pour un certain nombre de mois. Mon travail était simple, je devais recompter des billets, toute la journée. Le premier jour, on m’a enseigné le geste, un index le plus léger possible devant attraper le coin supérieur droit pour découvrir le billet suivant, tout en incrémentant le compteur mental et ainsi de suite. Il était important d’être absolument sûr que l’index n’ait pas soulevé deux billets à la fois. Le geste était répété cent fois par bracelet, des milliers de fois dans une journée de travail. Il était obligatoire, pour des raisons qui me furent expliquées, que l’index soit celui de la main droite.
Le geste définitif fut acquis rapidement mais ma main droite restait endolorie par un geste contre nature. Tout au long de cette période où je fus affecté à cette tâche monotone, je dus repousser une main gauche qui se rappelait sans cesse à mon souvenir. Un jour, je fis l’expérience interdite, pour voir si enfin ma fatigue nerveuse en fin de journée serait soulagée par le geste accompli cette fois d’une main franche, libérée et pouvant désormais se dégourdir les doigts. Ce fut un échec immédiat car le geste professionnel ayant requis une éducation préalable n’était maîtrisé que par le seul index droit. Ma main gauche, en dépit de son enthousiasme, se révéla incapable de réussir ce travail simple.
Aujourd’hui, quand je pense aux brimades et contraintes subies à l’école puis dans la vie en raison de cette soi-disant différence qu’est la sinistralité, j’éprouve le besoin de remercier Léonard de Vinci en personne. Quand je vois qu’on prête au gaucher un cerveau aux hémisphères spécifiquement câblés, cerveau pouvant donc être perçu comme physiquement différent, je pense que nous autres gauchers avons échappé à une discrimination, une chasse aux sorcières qui aurait pu être bien pire.
Car heureusement nous avons un protecteur, un illustre représentant, Léonard de Vinci dont le souvenir est en tête de quiconque se trouve en présence d’un gaucher. Ce génie incontestable est connu de tous notamment pour avoir été gaucher. La preuve en serait qu’il écrivait dans un sens ou l’autre – pourtant les gauchers ne se trompent pas de sens quand ils écrivent autant que je sache. Pour un peu, on penserait que non seulement Léonard de Vinci était génial, mais qu’il l’était parce qu’il était gaucher, et que par voie de conséquence tout gaucher serait alors une sorte de génie à découvrir.
Bref, qu’il ait été gaucher ou non, nous autres gauchers devons beaucoup à Monsieur Léonard pour les retombées de son génie dont nous ne sommes pour rien mais qui modifient dans le bon sens le regard de l’autre, profitons-en, c’est complètement usurpé mais ça nous fait le plus grand bien !
[16/09/2024]
CONSTRUCTION DE LA GRANDE PYRAMIDE : UNE THÉORIE QUI EXPLIQUE TOUT
Encore une théorie ? On n’en manquait pourtant pas ! Il y en a eu sur les Atlantes, la lévitation par la pensée, les blocs de pierre fondus par des lentilles géantes, sans oublier les extra-terrestres.
Cette dernière hypothèse est d’ailleurs si populaire qu’on pourrait se demander si elle ne contient pas des bribes d’authenticité.
Redescendons sur Terre. Les pyramides d’Egypte ont bien été construites par des hommes, avec leurs intentions, leur culture, leurs traditions, leur religion, leur savoir, notamment pour les lieux où l’on pourrait tirer les plus beaux calcaires, les meilleurs granites. Si une aide exogène avait eu lieu, elle serait évidemment anecdotique et purement pratique.
La théorie exposée ci-dessous trouve son origine dans la toute première pyramide, celle attribuée au pharaon Djoser. Après une longue tradition de tombeaux en forme de mastabas plats, Djoser avait conçu l’idée de surplomber le sien de strates allant en rapetissant, donnant ainsi pour la première fois à un tombeau la forme d’une pyramide grossière.
Djoser ne connaissait encore pas toutes les propriétés de la forme pyramidale, que des études métaphysiques attesteraient bien plus tard. La pyramide de Djoser s’est donc comportée à son insu comme une sorte d’antenne propageant vers le ciel une forme d’ondes pouvant être détectées bien au-delà de la Terre.
Le signal fut perçu par des habitants lointains, dotés de bons moyens technologiques, qui profitèrent de l’occasion pour se rendre sur le lieu de cette inhabituelle émission, lieu qu’ils connaissaient cependant depuis longtemps en raison de la présence de l’homme, créature jugée la plus évoluée de la Terre, capable depuis l’antiquité la plus éloignée de transformer les grains de certaines plantes en boisson alcoolisée qu’ils apprécient.
Les visiteurs rencontrèrent les hommes sur le site de la Pyramide et ayant appris la nature de l’édifice et son commanditaire, ils rencontrèrent Djoser pour lui demander de la bière égyptienne et du vin, et promirent de l’aider à construire toutes sortes de pyramides en échange, des grandes, des sécurisées avec une salle souterraine pour entreposer le plus d’amphores possible, etc. Djoser, méfiant, leur conseilla de rencontrer Khéops.
Celui-ci, diplomate hésita à renvoyer manu militari les visiteurs et les mit habilement au défi de donner un aperçu de leurs dispositions en matière de travail de la pierre. Un amas rocheux dépassant du plateau de Gizeh se vit sculpté en quelques instants en forme de chat géant à l’effigie de Kheops.
Khéops, bien que refroidi de voir la tête du chat remplacée par la sienne, ce qui ne manquerait pas d’attirer des moqueries, fut néanmoins impressionné et passa commande auprès des visiteurs, à condition toutefois qu’ils ne gênent pas le chantier et se cantonnent au seul gros-œuvre, à savoir conception de l’édifice et plans de galeries et chambres internes inviolables, découpe des blocs dans la roche, transport, empilage et assemblage au micromètre près de blocs de calcaire et de granit, et qu’ils travaillent sous la supervision attentive de l’architecte en chef du pharaon et des grands prêtres, sans perturber les offices religieux, conformément aux traditions de la culture égyptienne. La Grande Pyramide fut rapidement achevée, ce qui rassura Khéops car ses amphores de vin étaient consommées tout aussi vite.
Les visiteurs insistèrent pour un autre rendez-vous, fixé pour dans 30 ans, en vue d’une prochaine pyramide, celle de Khephren, alors nourrisson. Les visiteurs satisfaits repartirent le lendemain. La pyramide de Khéops avait été construite en l’espace de 3 jours pauses boisson comprises, grâce à la supervision sans faille des grands prêtres.
Tout ceci n’est bien sûr qu’une théorie parmi d’autres et rien de ce qui est avancé ici n’est encore prouvé mais elle a le mérite d’une intention humoristique avant tout 🙂
[29/09/2024]
ALLER SUR MARS, UNE AVENTURE EXTRAORDINAIRE ?
Il semble que certains décideurs de premier plan, parfois fortunés, travaillent à la préparation de missions vers la planète rouge. C’est curieux mais cette idée me procure peu d’enthousiasme.
Il est loin ce temps où j’observais assidument le ciel, ses planètes et ses étoiles, longtemps à l’œil nu. Au bout de quelques mois, mes parents avaient décidé de me payer une petite lunette astronomique d’initiation qui grossissait 100 fois.
Le ciel vu au travers d’une lunette était tout autre, enfin je voyais de pâles nébuleuses, des amas d’étoiles, la Voie Lactée et ses millions de points minuscules, je voyais les énormes cratères de la lune, l’anneau de Saturne … La passion était décuplée. J’achetais maintenant des magazines périodiques où j’apprenais plein de choses. La passion avait pris une autre dimension.
Au point que l’achat d’un matériel plus sérieux fut envisagé. Dix-huit mois plus tard, je me rendais dans la boutique de l’opticien pour emporter l’instrument qui venait d’y être livré. La boîte était énorme et lourde. Il s’agissait cette fois d’un télescope, un modèle répandu dans les clubs d’astronomie, il grossissait 200 fois.
L’utilisation s’avéra une relative déception. Je voyais certes les choses plus proches encore qu’avec ma petite lunette mais je ne découvrais rien de nouveau. Il n’y avait pas la surprise du ciel profond procurée par la lunette quelques mois auparavant.
Et pour cause, avec son grossissement de 100 fois ma petite lunette avait constitué un progrès de facteur 100 par rapport à l’observation à l’œil nu. Tandis que le nouveau télescope ne m’apportait finalement qu’un progrès de facteur 2.
Je peux comparer ce ressenti avec la conquête martienne. Pour reprendre l’illustration ci-dessus, si celle de la Lune, événement sans précédent, avait permis un progrès de 100 aux yeux du monde, celle de Mars ne sera que d’un facteur 2. Du déjà-vu. On pourrait parier que le monde ne s’y intéressera guère. Bien sûr on regardera le décollage de la fusée, on tremblera pour les occupants quand ils atterriront mais on regardera ailleurs pendant le long voyage et quand la vie martienne se déroulera au quotidien. Les nouvelles seront d’ailleurs sans doute peu variées et ennuyeuses.
Peut-être des responsables de médias guetteront-ils les idylles et les disputes en en feront des épisodes prisés du grand public, mais toute cette aventure martienne risque d’être sans grand relief.
Parfois on nous présente ces préparatifs comme l’aube d’une aventure passionnante, un saut dans l’inconnu où le spectateur pourra ouvrir tout grands ses yeux. C’est oublier l’énorme corpus de photographies que les différentes missions robotisées martiennes ont produites au cours des cinquante dernières années. Des robots circulent d’ailleurs en ce moment même sur Mars. Qui s’en passionne au quotidien, qui regarde ces époustouflantes images accessibles pourtant en un clic ? Mars ennuie Madame et Monsieur tout-le-monde, j’en ai peur, je peux en tous cas en témoigner en ce qui me concerne, tout semble déjà dévoilé, et désormais affaire de spécialistes pointus.
Pour un nouveau progrès de facteur 100, ce n’est pas Mars mais plutôt une étoile proche qu’il faudrait viser, sortir du système solaire en le traversant, l’étudiant au passage, révélant des mystères ténébreux et inaccessibles à nos yeux terrestres comme le nuage d’Oort.
J’avais vu un tel projet, celui d’approcher l’étoile Proxima du Centaure voilà quelques courtes années, mais je n’en entends plus parler. Un projet où les passagers humains étaient exclus, les véhicules minuscules et nombreux, lancés par bouquets, accélérés continûment, un temps de voyage avoisinant les trente ans …
La Lune était un rêve qui fut réalisé, Mars n’en a jamais été un pour le grand public. Aller vers une étoile, vers l’inconnu, pourrait bien en être un nouveau, et de première grandeur.
[01/10/2024]
L’INVENTION DE LA ROUE – SUITE ET FIN
Et si la roue n’était pas la première invention de l’homme ? Et si son invention, du moins définitive, datait du vingtième siècle seulement ?
Pour illustrer ce propos, je propose qu’on se remémore un excellent film bien connu tourné dans les années 50 et intitulé « La traversée de Paris« . Pendant deux heures, nous y voyons Bourvil et Jean Gabin transporter chacun avec peine deux lourdes valises vers un lieu éloigné. A aucun moment ils ne réalisent que leur fardeau serait allégé si des roulettes pouvaient être ajoutées à leurs valises, qu’il suffirait alors de tirer pendant qu’elles rouleraient au sol.
Depuis les années 80 c’est chose faite, toutes nos valises en sont équipées et cela nous a bien changé la vie. Était-ce vraiment si difficile de franchir le pas ? Pourquoi une telle idée n’effleure-t-elle pas les cerveaux de Bourvil et de Jean Gabin au cours de leur traversée, alors que le poids des valises leur pose tant de difficultés à chaque instant, mètre après mètre ?
Les deux personnages n’y songent visiblement pas une seule seconde et pour cause, une valise est alors un objet forcément très lourd, elle est la marque des hommes, les vrais, les durs. Non seulement la valise valorise l’homme costaud et le confirme parmi ses pair, mais elle lui permet aussi à l’occasion de se montrer galant envers les dames : « permettez-moi de vous aider mademoiselle », « oh merci Monsieur ». Les voilà l’un et l’autre flattés, la jolie dame a suscité les attentions, l’homme est reconnu comme tel par la dame, tout va bien.
Les mœurs ont évolué, marcher avec une grosse valise est désormais une formalité qui ne fait plus transpirer. Il est en revanche moins facile pour les messieurs de jouer les chevaliers servants. Tout n’est pas perdu, arrivées dans le compartiment du train, les dames resteront confrontées à l’éternelle difficulté à hisser leur lourd bagage au dessus du siège. Messieurs c’est à vous de briller.
Ceci dit, on comprend pourquoi le thème de « La traversée de Paris » n’a jamais fait l’objet d’une reprise plus actuelle 🙂
[24/10/2024]
REVOIR LES ÉTOILES
Quand avez-vous regardé un ciel étoilé pour la dernière fois ? La nuit existe-t-elle encore ? La lumière l’a-t-elle remplacée ?
En hiver, lorsqu’on s’éveille il fait encore nuit. La journée a pourtant déjà commencé et elle ne s’achèvera que très tard dans la soirée, bien après le retour de la nuit.
Sitôt levé, on inonde la maison de lumière. Cela pique les yeux mais on est habitué. On va d’une pièce à l’autre, on se réveille peu à peu, on s’habille, on prend son petit déjeuner puis on sort.
Dehors les lumières de la rue nous conduisent jusqu’au bus, éclairé lui aussi. On arrive au travail. Le soleil n’est toujours pas levé mais on voit partout autour de nous, comme s’il faisait grand jour. Le soir venu on verra clair jusqu’à la maison où les ampoules et néons, la télévision, les ordinateurs brilleront de mille feux. Vers une heure du matin, on fera l’effort de transporter sa somnolence du canapé vers la chambre à coucher. Il fera noir mais on ne verra pas d’étoiles, les paupières seront closes jusqu’au lendemain.
Le weekend venu, on restera un peu plus longtemps au dehors. Le soir on quittera ses amis et on rentrera, toujours sans apercevoir d’étoile au-dessus de nous, le puissant éclairage public veillant à toujours guider nos pieds, c’est le plus important, le jour humain dure tellement plus longtemps que le jour terrestre.
Le spectacle des étoiles n’est pas complètement absent pour autant, les écrans de cinéma et de télévision montrent celles-ci chaque fois qu’il est question de romantisme ou de conquête de l’espace. On les voit alors nombreuses, très nombreuses, des millions, telles des gerbes d’étincelles, toutes de la même couleur, du même éclat.
Y a-t-il vraiment autant d’étoiles dans le vrai ciel ?
Allez c’est décidé, ce soir juste avant de monter dormir, je jette un coup d’œil vers le ciel pour admirer ce merveilleux spectacle de la nature. Hop, j’ouvre la porte donnant vers le jardin je lève les yeux et je ne vois que du noir au-dessus de ma tête. Il faut peut-être éteindre les lumières de la maison.
C’est maintenant chose faite pour la cuisine, le séjour et le couloir. Je mets de nouveau le nez dehors, lève la tête mais ne vois guère mieux. Il y a bien quelques points lumineux mais ils clignotent et avancent lentement, ce sont des avions. Un autre point brille et semble immobile, c’est sûrement une étoile, mais où sont donc les autres ? Le ciel est sombre, l’horizon est cependant entouré de halos lumineux nourris par les cités avoisinantes, et de nombreuses maisons n’ont pas encore éteint leurs feux, voilà sans doute pourquoi les étoiles restent invisibles. Il n’est que 23 heures après tout, j’ai le temps d’aller visionner une petite série tv et de revenir d’ici une petite heure, les conditions auront sans doute évolué.
De retour dans le jardin un peu plus tard, tous feux éteints cette fois, je tente de pointer un nouveau regard vers le ciel. Les lumières extérieures proches ont disparu mais le halo des villes est encore présent. Je vois quand même quelques fins points mais voilà qu’entretemps une Lune éblouissante s’est levée. Et je vois de fins nuages qui passent devant elle. Le temps n’est pas propice, pas de chance, allons dormir, je tenterai de faire mieux une prochaine fois.
Quelques soirs plus tard, je retente l’expérience, après une journée s’étant montrée bien ensoleillée et sans nuages. Dans l’obscurité je franchis le seuil donnant sur le jardin et avance à tâtons. Bien qu’il soit très tard, la lune n’est pas levée, je vois un ciel bien sombre. L’étoile de l’autre soir est visible, ainsi que deux ou trois ici et là. Elles ne bougent pas ce ne sont pas des avions. Mais où sont donc les millions d’étoiles que nous montrent la télévision et le cinéma ? Je ne comprends pas.
Je rentre, j’illumine le salon, sors l’encyclopédie et allume internet pour progresser sur le sujet. Je veux savoir comment m’y prendre pour enfin m’émerveiller du ciel étoilé. Dans mon enfance, le ciel était souvent rempli d’étoiles, mon père m’avait appris à reconnaître la Grande Ourse et l’Etoile polaire. Il disait d’ailleurs Grand Chariot et non Grande Ourse.
Après une séance de recherche studieuse, me voici rassuré, les étoiles n’ont pas disparu, il faut juste aller les chercher là où on les voit, c’est à dire loin de la ville et ses lumières. Je lis aussi que l’œil a la faculté de s’habituer graduellement à l’obscurité, et qu’il est nécessaire de se plonger pas moins de 30 minutes dans le noir complet pour en tirer la meilleure sensibilité. Une sensibilité d’ailleurs fragile, ruinée par le moindre phare de voiture qui passerait au loin.
J’ai aussi appris que le nombre d’étoiles visibles en même temps n’est que d’un millier tout au plus, et dans les meilleures conditions, c’est beaucoup moins que les représentations télévisuelles.
Je suis maintenant prêt à contempler le ciel, je vais pouvoir retrouver ces étoiles oubliées. Je regarde la météo des jours à venir, m’assure que la Lune ne culminera point et planifie un petit déplacement vers une zone nettement moins habitée que ma petite banlieue de province.
Arrivé à destination après quelques kilomètres, je gare la voiture et éteins tout ce qui peut produire de la lumière, en particulier mon téléphone. Je sors du véhicule, me place sous le ciel, levant lentement les yeux. Je vois enfin plusieurs étoiles brillantes et quelques autres, disséminées aux quatre coins de la voûte céleste.
Je me prépare à patienter trente minutes dans le froid, le temps que mes yeux s’acclimatent à la lueur ténue du ciel profond. Je sors à tâtons ma thermos et me verse une tasse de café. J’ai pris soin d’emporter des vêtements chauds.
Je constate que mon œil s’adapte vite. Tout autour de moi je perçois des détails jusqu’alors invisibles, comme la silhouette des arbres. De plus en plus d’étoiles s’éveillent. Je tente de repérer la Grande Ourse. Elle est sous mes yeux, elle n’a pas changé. Des étoiles de plus en plus faibles se révèlent. La nuit est noire, sans lune, sans nuages. Les minutes passent.
Cela fait maintenant une heure que je suis arrivé et le spectacle est à présent saisissant. Je ne sais pas s’il y a mille étoiles au-dessus de moi mais je pense n’en avoir jamais vu autant auparavant. Certaines sont énormes de luminosité, d’autres ne sont que de fins points à peine perceptibles. Elles sont rapprochées les unes des autres mais séparées d’un noir profond, le contraste est étonnant. Elles forment entre elles, comme pour jouer, des alignements, des formes simples, des losanges, des arcs de cercle … Je distingue des nuances de couleurs, des étoiles parfois jaunes, blanches, rouges, bleues. Je les vois si proches que pour un peu je pourrais étendre le bras et les saisir de ma main. Leur immobilité scintillante leur donne un air écrasant comme si elles me regardaient à leur tour. Et dans le silence de la nuit, je crois entendre leur éclat comme s’il s’agissait d’un tumulte céleste. Le spectacle est certes grandiose mais ce que je ressens se situe au-delà. Je suis en train de vivre une expérience mystique. Gagné par l’émotion de ce spectacle intimidant, j’acquiers une conscience aiguë de ce que je contemple, de mon statut, celui d’un minuscule corpuscule humain, tout au bord de son monde qu’est la Terre, et aux portes de l’univers que je regarde les yeux grands ouverts. Des questions se bousculent, jaillissant de l’inconscient profond, face à l’existence, la création. L’immensité devant moi me bouleverse et m’apaise à la fois. L’univers existe, je le vois de mes yeux, ce n’est plus un exercice abstrait de théoricien, ses millions d’années-lumière et ses mondes inaccessibles commencent à quelques mètres de moi. Je ne contemple plus le lointain, ce soir je fais corps avec le cosmos, moi si petit, si simple, je suis un grain d’univers.
Le froid me gagne, je rejoins la voiture. L’enchantement mystique de cette soirée se rompt d’un coup au moment où l’ouverture de la portière déclenche l’illumination de l’habitacle. Je prends place, j’allume les phares, descends la vitre pour jeter un dernier regard vers le ciel mais toutes les étoiles ont disparu, l’œil a perdu d’un coup son accommodation à l’obscurité, la porte de l’univers est refermée.
Le spectacle lumineux de mes prochains jours sera le sol et mes pieds me menant vers le bus pour de nouvelles journées saturées de lumière et leurs pensées bien centrées sur mon petit monde terrestre. Mais je compte ne rien perdre de cette nouvelle faculté de lever la tête, de me plonger dans l’univers aussi souvent que possible, aussi loin que mes yeux le pourront.
[20/11/2024]
C’EST MA CHANCE
Voici une partie de mes « mémoires ». C’est une toute petite partie et il n’y en aura jamais d’autre. J’en donne la raison dans un « avertissement » en fin de texte que j’adresse à tous ceux qui seraient tentés de se livrer à un tel exercice.
Un film du début des années 80 récemment reprogrammé m’a replongé dans de vieux souvenirs, ceux liés au Service militaire, alors obligatoire. J’en ai profité pour consigner ceux-ci par écrit, dans le but de faire ressortir si possible avec humour ce que cette période recélait de plus pittoresque. Bonne lecture
Les trois jours
Mars 1982, J’ai vingt ans et je reçois ma convocation pour le centre de sélection militaire de Cambrai, en vue de l’accomplissement du Service National obligatoire. Ce que nos pères, oncles et autres anciens appelaient les « Trois jours » et encore avant, le Conseil de Révision, qui ne me coûteront finalement qu’un jour et demi.
A cette occasion je vais devoir prendre le train, et pour la première fois tout seul. D’abord sur le trajet de Soissons vers Laon puis après un changement, vers Saint-Quentin, puis Bohain-en-Vermandois, et un dernier jusque Cambrai.
J’avais bien étudié mon parcours mais je redoutais tout imprévu qui me conduirait à me tromper de train ou de sens de trajet. Et en effet à Laon, installé dans mon compartiment et le sentant se mettre en mouvement, je fus soudainement convaincu de partir dans le mauvais sens. J’eus des sueurs froides puis l’immense déception de me trouver prisonnier d’un train qui me ramenait à mon point de départ sans qu’il me soit possible de l’arrêter. Mais il n’en fut rien. Une vingtaine de kilomètres plus tard, je voyais bien le train se diriger comme prévu vers Saint-Quentin. Deux heures plus tard je finirai par arriver à Cambrai, où un autocar militaire amènera les jeunes recrues au centre de sélection.
Arrivés dans une austère caserne, nous voici tous réunis pour la présentation des jours à venir et des examens qui nous seront pratiqués. Parmi eux le fameux test de QI bien sûr, mais aussi un exercice de reconnaissance du morse, complètement raté en ce qui me concerne. Nos dentitions seront examinées, d’où sera tiré un impressionnant coefficient chiffré de mastication, rien de moins.
Plus tard mon dossier fera état d’une « latéralisation défectueuse ». Nous serons quelques-uns à découvrir cette mention inquiétante que nous rapprocherons au fait que nous soyons simplement gauchers. Pour le test suivant un instrument métallique me sera enfoncé dans une narine, sans résultat exploitable en raison d’un réflexe de panique de ma part lié à l’inquiétant infirmier un peu trop direct.
Beaucoup d’attente entre les différents sites de test pour les futurs appelés vêtus de leur seul slip kangourou et tenant en leurs mains un dossier constamment complété. A un moment je fus témoin d’une course poursuite entre deux infirmiers en blouse blanche dont l’un menaçait joyeusement l’autre d’une seringue remplie d’eau.
Un des jeunes testés réussit le test visuel mais en fut contrarié car il espérait de piètres résultats qui l’auraient conduit à être réformé, ce qu’on espérait tous plus ou moins finalement.
J’eus beaucoup de difficultés avec le test ORL, certains sons me restant inaudibles. Le médecin militaire considéra avec étonnement l’étrange courbe issue de mes réponses, soupçonna une simulation d’incapacité, piqua une grosse colère et décida de tout recommencer, non sans m’avoir intimé l’ordre de faire un peu plus attention. Ma courbe déjà irrégulière se verra balafrée d’une correction manuelle qui la rendra plus affreuse encore. Le militaire conclura, la tête entre ses mains, que cela irait quand même. Il nota juste « exempté de parachutisme » et je passai ensuite au site suivant.
Après une journée bien remplie, nous restâmes consignés dans l’enceinte militaire, avec l’autorisation d’assister le soir à la projection d’un film dans le cinéma de la caserne. Tous réunis dans la salle, quelques amitiés avaient déjà pu se nouer entre nous et nous regardâmes ce drôle de film américain, où je reconnaissais bien peu d’acteurs.
L’histoire était ennuyeuse, et remplie d’une musique énervante. L’héroïne était une professeure de mathématiques particulièrement gaffeuse. Une intrigue amoureuse aboutit à un moment à une scène d’amour où chaque spectateur espérait apercevoir quelques menus détails de couleur chair, ç’eût été une consolation après une journée si terne. Mais décidément, la sage réalisation ne semblait pas vouloir en dévoiler trop. A un moment toutefois un téton traversa furtivement l’écran, repéré de suite et déclenchant immédiatement une clameur enflammée et des sifflets enthousiastes. Un militaire fit irruption et hurla cette courte phrase : « silence ! vous être dans une caserne ici ! y’a des militaires ! ». Les amoureux hollywoodiens s’étant revêtus entretemps, le film se poursuivit sans plus susciter de passion, ni le moindre murmure.
Le lendemain matin, on nous réveilla avec une sécheresse militaire impeccable à 5 heures du matin précises et obligation nous fut donnée de nous préparer sans délai pour la demi-journée à venir. Ceci fait nous restâmes ensuite dehors, dans la cour de la caserne, à errer dans le noir et se demander pour quelles raisons nous avions bien pu être tirés du lit si tôt car la journée de travail ne débuta qu’à l’arrivée des personnels, bien après 8 heures.
A la mi-journée, tests achevés et dossiers complets, nous fûmes libérés. Je rejoignis la gare de Cambrai à pied et non au moyen de l’autocar à la livrée kaki, voulant retrouver la liberté au plus vite. Sur le parvis de la gare, je fus approché par une jeune fille qui me présenta un recueil de poèmes tapés à la machine et reliés par des agrafes. Je montai dans le train allégé de quelques francs et riche d’un ensemble de poèmes que j’ai gardés quelques temps. Je les ai peut-être encore quelque part.
J’ai longtemps guetté le passage de ce fameux film à la télévision, sans succès. Jusqu’à récemment où je reconnus l’actrice parmi les vignettes de films proposés en rediffusion par une chaîne cinéma de mon bouquet télé. Après quarante-deux années de discrétion absolue, le film se trouvait à ma portée immédiate. J’ai tout reconnu, à commencer par la musique frénétique et la Volvo 264 de l’héroïne. J’ai repensé à mes deux copains que n’ai plus jamais revus et à ces deux journées perdues dans une bien triste immersion militaire. Le film n’est pas si mal finalement, c’est une gentille comédie romantique. Son nom français est « C’est ma chance » et la chanson du générique final mériterait à elle seule qu’on aille jusqu’au bout du film.
Le Service Militaire
Trois mois après cette sélection rondement menée commencera pour de bon mon année de service militaire obligatoire, qui comportera deux parties distinctes, les deux premiers mois étant consacrés à l’éducation purement militaire : Longues marches avec gros sacs à dos et coup de pieds aux fesses quand la cadence ralentit trop, manipulation d’armes à feu et aboiements de sommations réglementaires fictives, dégustation de rations de guerre avec de surprenants biscuits secs hautement nutritifs, corvées de sanitaires, de cuisine, de nettoyage, punitions arbitraires comme cirer le sol de l’aumônerie, obéir, se lever en pleine nuit pour un exercice surprise, nettoyer la chambre commune avant de partir en permission, avec le suspense que l’adjudant de revue, escabeau en main, puisse détecter une poussière sur une poutre en hauteur et annule la permission du responsable de chambre, ce que j’ai vu de mes yeux.
La seconde partie durera les dix mois restants et consistera à tenir un poste de secrétariat dans une autre caserne de la région. L’adjudant-Chef dont je dépendais disait à qui voulait l’entendre que le service militaire est un impôt obligatoire consistant à servir gratuitement son pays pendant un an, la solde misérable étant de l’argent de poche.
Deux premiers mois à la caserne du 516e Régiment du Train de Toul (Meurthe-et-Moselle)
L’incorporation
Si j’ai complètement oublié de quelle façon j’ai rejoint la caserne de Toul en juin 82, en revanche le souvenir des deux premiers jours est intact. Le programme des nouvelles recrues commençait par la perception du paquetage. Nous dessinâmes une longue queue devant le magasin d’habillement où l’attente fut interminable. Nous étions encore revêtus de nos vêtements civils, certains en tenue décontractée, d’autres littéralement endimanchés. Nous avions des accents régionaux divers, j’entendais surtout celui d’Alsace. Nos cheveux étaient en bataille et on rigolait, on regardait notre nouvel environnement militaire comme une farce. Tout cela était du théâtre, dans un an on serait loin sans jamais avoir été dupes. Les portes du magasin s’ouvrirent et nous en ressortîmes avec quantité d’articles vestimentaires dont certains énigmatiques, puis nous gagnâmes nos chambres communes où tout cet équipement fut entassé dans les armoires métalliques individuelles.
Vint l’étape suivante, le coiffeur. Non que le personnage fût dépourvu de métier, mais la consigne était simple, la même coupe pour tout le monde, ne restaient plus que cinq millimètres sur nos cranes après le passage de la tondeuse, on ne se reconnaissait plus dans la glace.
Le signal de nous rassembler dans la cour de la caserne retentit, ce qu’on fit sans délai. Nous nous rangeâmes le mieux possible. Un ordre soudain fut hurlé de nous mettre au garde à vous, ce que nous fîmes de notre mieux, n’importe comment. L’adjudant de compagnie nous signifia sur le ton le plus autoritaire qui soit que nous étions là « depuis deux jours, qu’on était désormais des anciens, et que plus aucune erreur ne serait dorénavant tolérée ». Nos crânes ras et uniformes venaient de nous priver de tout détachement face aux ordres, nous étions devenus d’un coup des militaires, de pauvres gars résignés à obéir, sans plus penser, privés de leur personnalité passée, dans l’acceptation de tout, nous étions enrôlés, pour une année. Aujourd’hui je sais bien que tout cela était en effet du théâtre, mais à ce moment nos repères n’étaient plus disponibles et ce théâtre avait fichtrement l’air d’une très mauvaise blague.
Nous fîmes sans tarder la connaissance de notre capitaine d’escadron. L’impressionnant haut responsable se présenta à nous d’un air terrible : « Je suis le capitaine Coquot (nom modifié), alors je préviens tout de suite, le premier que j’entends dire Coquot le perroquet, il aura affaire à moi ». Du théâtre encore …
L’escadron était divisé en petites unités appelés pelotons, d’une quinzaine d’hommes. Chaque peloton avait un chant qui le présentait sous son meilleur jour par rapport aux pelotons concurrents. Nous devions connaître le nôtre et le reprenions quotidiennement en chœur. Comme nous étions des hommes, des vrais, la tessiture de la portée musicale avait été descendue pour mettre en valeur nos voix bien graves. Mais comme elles ne l’étaient pas tant que ça, elles étaient juste normales, il était du coup difficile de chanter des notes aussi basses et le souffle de ce puissant chant viril n’était audible qu’à trois mètres tout au plus.
Le 14 juillet
Très vite, notre activité militaire fut entièrement axée sur la préparation de défilé du 14 juillet, non pas sur les Champs-Elysées mais bien à Toul. Nous défilions des heures dans les allées de la caserne, sous un soleil de plomb. Marcher au pas n’était pas un problème pour moi, j’avais appris à le faire avec l’harmonie municipale de mon village quand j’avais 12 ans. Mais pour certains, cela n’allait pas de soi.
Nous devions aussi réaliser des mouvements de présentation d’armes. Pour les porteurs de fusils le mouvement se décomposait en 4 temps, le dernier étant la bruyante frappe des cuisses, mouvements bien synchronisés entre les porteurs de fusils. Pour ceux qui étaient affublés d’un pistolet-mitrailleur seuls deux mouvements étaient possibles, menant au même claquement final. La synchronisation d’ensemble ne semblait atteignable que si les porteurs de pistolets mitrailleurs comptaient deux mouvements fictifs dans leur tête avant d’exécuter les deux réels, ce qui conduisait à une immanquable pagaille générale, reproduite chaque jour au grand dam de l’instructeur qui s’arrachait les cheveux, dénonçant notre totale incompétence. C’est pourtant lui qui avait eu cette belle idée de synchronisation mentale, impossible à obtenir dans les faits.
Le mode d’expression des gradés hurleurs d’ordres était l’impératif. Cette simplicité était cependant contrariée par la nécessité d’introduire des allusions sexuelles dans le discours. Un jour un adjudant de compagnie termina son allocution par cette conclusion pleine d’humour : « Ne confondons pas tentacule et encule ta tante ». Cela faisait viril de placer de telles expressions.
Pour le défilé du 14 juillet, le lieutenant qui en était responsable nous avait expliqué que la qualité de notre prestation devait conduire les petites culottes des jeunes filles à tomber d’elles-mêmes au sol, il le disait à chaque fois. La pression qu’on recevait était telle qu’on entrevoyait des sanctions disciplinaires de premier ordre en cas de défaillance le jour fatidique.
Le 14 juillet arriva on allait bientôt pouvoir tourner cette page interminable. On était enfin prêts mais on n’était pas seuls, les formations militaires étaient nombreuses pour ce rendez-vous hors normes. Quand ce fut notre tour d’avancer, on réalisa qu’on n’entendait pas la musique. Elle était jouée au loin et il fallait démarrer en marchant au pas malgré tout.
Ce fut la plus grande pagaille qu’on puisse imaginer, tout fut raté, nous passâmes devant la tribune officielle des officiers généraux comme des poules qui ont vu un renard. Aucun doute que les culottes des dames conservèrent leur position nominale. De retour au quartier, le lieutenant vint nous voir et contre toute attente il nous félicita pour la très bonne tenue de notre défilé. Et voyez-vous, on s’est sentis tout fiers d’entendre cela. Du théâtre.
Sacrifice d’une permission pour la cause de la nation
J’eus la chance d’avoir ma première permission, d’une durée de 72 heures. J’en aurai moins pour la seconde. La rigoureuse bureaucratie militaire tenue par de joyeux appelés sans implication sauf pour faire des farces produisit une convocation à mon nom pour passer le permis de conduire militaire, le samedi venant. J’en fus bien étonné, étant déjà titulaire du permis dans la vie civile, et non promis à conduire quelque véhicule militaire que ce soit, du moins pas plus qu’un autre.
Je me trouvais pourtant absolument seul ce samedi passer le permis. Un autre malheureux était consigné, l’examinateur chargé des épreuves. Nous nous rencontrâmes dans la salle de projection et l’épreuve de code commença avec la suite de diapos et les réponses à cocher. L’examinateur ne me quittait pas du regard et observait nerveusement mes réponses. A un moment il sembla inquiet de mon impressionnant taux d’erreurs qui allaient compliquer l’affaire. A la question suivante, il intervint et murmura « non, c’est la réponse B ». Surpris et mécontent qu’on me prenne par la main, je tins bon et maintins mon A. Puis aux dernières questions, je trouvai sage d’appliquer ses conseils discrets mais avisés.
Ouf, il m’annonça que j’avais satisfait aux épreuves théoriques, il fallait maintenant passer la conduite. Nous nous dirigeâmes vers une belle petite Citroën Méhari, et je dus faire une marche arrière et un petit tour entre deux bâtiments, j’avais obtenu mon permis, quelle fierté. Jamais je ne toucherai un volant militaire au cours des mois qui vont venir. Mais au moins j’ai conduit une Méhari, ça console !
Manœuvre militaire
Vinrent les derniers jours de cette première période et la grande manœuvre à pied. Après une dizaine de kilomètres beaucoup de nos valeureux fantassins avaient des ampoules plein leurs pieds. Pour ma part j’avais une grosse ampoule à l’intérieur d’une plus grosse encore. Du jamais vu. Mais comme on était courageux on marchait quand même, du moins on obéissait en encaissant les reproches, comme si on y pouvait quelque chose.
On peut s’interroger sur l’amateurisme d’officiers envoyant marcher des combattants aux chaussures non parfaitement ajustées qui les faisaient boiter et saigner après 20 mètres. Nous passâmes la nuit loin de la caserne. Non pas dans un hôtel chic mais dehors, dans l’herbe humide, dans un étroit sac de couchage individuel froid, le long pistolet mitrailleur en métal glacé le long du corps. Au petit matin, nous libérâmes les lieux non sans avoir éliminé toutes traces de notre soirée sur place. Tous en ligne espacés d’un mètre, nous avancions et ramassions tous détritus détectés. Une méthode rapide et efficace.
Plongeon !
Pourrait-on imaginer qu’à l’issue d’une si rude période d’enseignement militaire, on puisse encore trouver une recrue ne sachant pas nager ? Un beau jour, nous nous rendîmes à la piscine pour le vérifier et on nous sépara en deux groupes : les nombreux qui flottent bien et les quelques autres qui coulent, dont moi. L’instructeur se désintéressa vite des premiers pour se consacrer aux seconds et leur ordonner des plongeons en règle dans les plus grandes profondeurs. Il fallait d’abord un premier volontaire. Le gradé faillit cracher ses poumons à force d’appeler en vain un premier courageux. Comme personne n’avançait j’y suis allé, j’étais volontaire, avec l’espoir d’être débarrassé au plus vite. J’ai sauté, j’ai attrapé la perche à la sauvette et je suis remonté. Et en effet on ne m’a plus embêté. L’instructeur s’est régalé ensuite à terroriser ses recrues plus lourdes que l’eau et leur hurler toutes sortes d’ordres et de reproches. Je ne pense pas que l’un d’eux ait eu la révélation du grand bleu chloré ce jour-là.
Une piqûre et au revoir !
Il restait une ultime épreuve, dont j’avais toujours entendu parler, la piqûre obligatoire, si douloureuse que chacun en avait peur. On racontait que certains s’évanouissaient après l’injection. Que nous injectait-on ? Le vaccin se nommait TABDT, soit un cocktail de quatre vaccins au moins (typhoïde, diphtérie, tétanos). Des rumeurs soupçonnaient des additifs mystérieux. Il n’était pas prévu de nous fournir d’information. Ce jour-là, tous réunis dans la même salle je n’ai assisté à aucun évanouissement, ni ressenti de douleur. Peut-être les rumeurs étaient-elles des survivances de l’ancien Conseil de Révision, ancêtre de la sélection des Trois jours, où les hommes étaient nus, l’un derrière l’autre, pendant des heures, sous les regards de personnalités autorisées. Il est possible que ces conditions dégradantes et prolongées se soient ajoutées à la peur et à la douleur de l’injection pratiquée par des personnels peu formés, pour aboutir à des syncopes.
La seconde période de dix mois
Arrivée
Il restait dix mois de service à effectuer, ce sera à Montigny-les-Metz, dans un quartier hébergeant plusieurs unités distinctes. Désormais les activités purement militaires seront remplacées par l’exercice d’un emploi simple, de secrétaire en ce qui me concerne. La première nuit consécutive à notre arrivée se déroulera dans une annexe de la caserne.
Un bruit disait qu’on serait réveillés pour un bizutage en règle par des anciens. Et en effet, je fus tiré de mon sommeil par des fêtards venus nous taquiner. Mon regard croisa celui du gars qui m’avait réveillé et, sans doute conscient que me chagriner dans un moment pareil serait un mauvais calcul, il s’éclipsa illico. Certains se rendormirent, d’autres discutèrent longtemps avec eux. J’entendis que nos emplois ne devraient pas nous occuper plus d’une demi-heure par jour, ce que j’ai pu vérifier. On s’habitue.
Une hiérarchie parallèle
Le service militaire a toujours eu ses traditions. Et paradoxalement les appelés avaient cœur de les perpétuer d’eux-mêmes. La population n’était pourtant jamais la même, des contingents partaient et arrivaient tous les deux mois, mais les traditions restaient. Celle de la quille en bois par exemple, que beaucoup se confectionnaient clandestinement durant leur séjour.
Mais comment aurais-je pu me douter de l’existence d’une échelle hiérarchique parallèle, si étonnante que je n’en ai pas encore compris tous les aspects, celle qui mesurait la proximité de la date de libération. Définissons le terme de libérable. Un libérable est celui qui a vu venir son dernier contingent de nouvelles recrues. Dans deux mois, le contingent suivant remplacera le sien, il sera libéré, il est libérable, pendant deux mois.
Le libérable s’autorisait de dangereuses libertés, plus ou moins tolérées par la hiérarchie officielle, pour provoquer celle-ci, mais aussi et c’est moins compréhensible, pour narguer les pauvres appelés moins anciens. Parmi les transgressions, on voyait un bouton de treillis dépasser ostensiblement. Ou bien l’insigne du grade retourné. Le libérable ne se rendait plus chez le coiffeur et laissait dépasser des mèches sous le béret. Tous ces signes étaient discrets mais codifiés et remarqués instantanément. Le privilège ultime étant d’être le dernier à sortir du lit le matin …
Les appelés s’interrogeaient souvent entre eux : « combien tu pètes ? » il fallait alors comprendre « combien te reste-t-il de jours à faire ? » Il y a toutes les chances pour que celui qui avait le plus petit chiffre réponde « 48 dans ta gueule de bleu ». Péter un score signifiait claironner avec malice et provocation le petit nombre de jours restants, tout appelé rêvant de ce moment où il serait lui aussi libérable puis libéré. Les plus proches de la sortie étaient vus comme des dieux de l’olympe, chose que je n’ai jamais comprise.
L’homme le plus important du monde
Je fus libérable moi-même le moment venu. Un jour dans un train qui partait de Paris, deux jeunes appelés s’installèrent dans mon compartiment, en face de moi. Ils étaient reconnaissables à leur coupe de cheveux et leurs propos centrés sur la vie militaire, les gradés et les bienheureux libérables dont le thème revenait constamment dans leurs propos. Le voyage a duré deux heures, peut-être trois. Je n’avais pas pris part à leurs conversations mais ils m’avaient remarqué et identifié comme un pair. Et bien sûr ils se demandaient si j’étais un ancien ou un jeune comme eux.
A quelques kilomètres de l’arrivée, ils m’adressèrent la parole. Oui j’étais appelé aussi, je rentrais en permission en passant par Paris, j’étais affecté à Metz. Puis l’un d’eux a osé la question, je lui ai répondu que je serais libéré dans quelques jours. Les deux restèrent muets. Des choses s’agitaient dans leur tête. Ils avaient voyagé pendant deux heures avec un libérable en face d’eux, ils en étaient fiers sans aucun doute et le raconteraient bientôt autour d’eux. Jamais plus dans ma vie je n’aurai l’occasion de me sentir aussi important que ce jour-là.
Parfois, roulant en ville à bord d’un camion militaire, il arrivait qu’un jeune homme civil adresse un geste discret à l’équipage, l’index et le pouce dessinant un cercle, un zéro. Le visage impassible et les yeux regardant ailleurs, il venait de nous dire « zéro dans vos gueules », se vantant ainsi d’avoir terminé son service militaire alors que y étions encore empêtré. Ce geste était toujours reçu comme méprisant et agressif. Je le ressentais comme tel sans comprendre la psychologie sous-jacente. Les appelés n’étaient jamais solidaires, ils s’empressaient de se créer des antagonismes.
Du savon pour l’exemple
Les gradés n’étaient pas tendres avec les appelés, qu’ils sermonnaient vertement pour peu de choses. Un jour un désaccord sur un détail mineur se fit jour entre moi et un capitaine dont je dépendais indirectement. Il me convoqua dans son bureau. Je pouvais comprendre qu’une explication était nécessaire, et que je puisse même avoir tort, mais je n’avais pas imaginé la séquence qui m’attendait. Le capitaine me passa un savon terrible, une vraie tempête interminable, tous les mots y passèrent, les insultes étaient débitées au rythme de la sulfateuse.
Je restais au garde à vous ou du moins silencieux, j’attendais que cela passe, puis à un moment, quand il a jugé que c’était assez, il me congédia vertement. Je le saluai de façon réglementaire, un rien sonné, opérai un demi-tour et me dirigeai vers la porte. Et là je vis, tout contre le mur, une toute petite chaise, avec un tout petit garçon bien sagement assis dessus, son fils ou petit-fils assurément. Ainsi, toute cette scène humiliante n’avait eu d’autre but que de briller auprès de l’enfant, l’impressionner, lui montrer à quel point son père était un meneur d’hommes puissant.
Je fus tout autant impressionné par la bêtise et la misérable duplicité de ce pauvre tout petit capitaine à la carrière piteuse. Ce déchet, saoul comme un cochon chaque vendredi après-midi après les départs en permission, arpentant en titubant les allées de la caserne accompagné de l’adjudant-chef de compagnie dans le même état ainsi qu’un troisième larron que j’ai oublié, avait trouvé normal d’agir ainsi face à un appelé, donnant gratuitement un an de sa vie en effectuant son travail de son mieux. Du théâtre, de caniveau.
Envoyez les couleurs !
Je me souviens aussi d’un certain mardi. Dans une enceinte militaire, il est procédé chaque soir à la descente des couleurs, le nom officiel du drapeau. Et chaque matin suivant, on procède à sa levée. Ce geste d’une courte durée est d’une importance telle que tout soldat passant à proximité qui oublierait de se mettre au garde-à-vous pendant la montée du drapeau serait passible de sanction. Chez nous, la levée des couleurs du mardi donnait lieu à une cérémonie à part entière, à laquelle participaient tous les soldats, armes à la main et défilés dans les allées. La cérémonie était longue, avec des allocutions du Colonel chef de corps, et sonneries au clairon. La tension amenait parfois certains, surtout en hiver, à perdre connaissance. Ils étaient ensuite vertement admonestés, et on mettait le triste spectacle offert sur le compte du petit déjeuner que le militaire avait sans doute préféré sauter pour rester plus longtemps dans son lit.
Je ne connaissais personne qui se rende au réfectoire le matin pour prendre un petit déjeuner. Celui-ci était servi bien trop tôt. S’il y a bien une chose que je n’ai jamais faite pendant une année, c’est bien de prendre mon petit déjeuner. Alors pourquoi un ou deux soldats tombaient-ils en syncope chaque mardi et pas tous ? Je n’avais pas la réponse mais imputais ces accidents à l’émotion ou à un sommeil écourté.
Un mardi d’hiver pourtant il se passa quelque chose. Il faisait très froid, le pistolet-mitrailleur était glacé. On marcha au pas quelques dizaines de mètres et on vint se replacer dans la cour principale, où le Colonel devait s’exprimer. Mais il y eut des lenteurs. Nous restions au garde-à-vous, immobiles dans la nuit, dans le froid à attendre et rien ne se passait. Je commençais à trouver le temps long. Puis tout d’un coup, je sentis du coton me recouvrir, j’eus la tête qui se mit vaguement à tourner, les oreilles à bourdonner, le champ de vision se rétrécit, je me sentis tout bizarre, j’étais en train de partir en syncope. Je tentais de me contrôler, je ne voulais pas m’écrouler à mon tour mais j’étais clairement sur le point de perdre toutes forces.
Puis un ordre retentit, on devait défiler à nouveau. La mise en mouvement me sauva, le sang se remit à circuler et le trouble se dissipa. J’était à jeun, comme d’habitude. Les mardis suivants je ferai toujours en sorte d’absorber quelque nourriture, car il m’était devenu évident qu’un exercice militaire effectué dans le froid d’un matin d’hiver ne pouvait être mené le ventre vide.
Des copains jamais revus
Tout ne fut pas négatif au cours de cette année. En particulier deux amitiés solides se nouèrent. Mon copain Jean-Paul avait la passion de la chasse. Et un fantasme, chasser vêtu d’une parka militaire et de rangers. Il n’était pas le seul et le magasin d’habillement était régulièrement le siège de trafics. Jean-Paul sut intriguer suffisamment pour quitter la caserne avec ces accessoires si importants pour lui. Sylvain était un autre pote. Un gars au caractère toujours joyeux, plombier de son état, et employé en tant que tel à la caserne. Il avait été appelé un jour pour une fuite importante dans des sanitaires. J’étais allé le voir dans le large sous-sol. Il marchait dans 10 centimètres d’urine, se demandant comment réparer cette satanée fuite. L’odeur était écœurante et lui, toujours de bonne humeur, prenant tout du bon côté.
A l’occasion de l’incorporation d’un nouveau contingent, j’entendis un nom qui revint sans cesse. Un appelé avait été affecté dans le bâtiment administratif et il fut doté rapidement d’une réputation peu commune. Tout le monde parlait de Pozetti (le nom est modifié). Les appelés l’appréciaient, mais aussi les gradés engagés, il semblait savoir tout faire, au point que mes oreilles commencèrent à se fatiguer. Qui pouvait bien être ce zozo qui savait tellement se mettre en valeur ? Je ne le connaissais pas et m’en portais très bien, n’ayant pas besoin de me rendre dans les bureaux où il régnait. Je l’imaginais corpulent, à la voix forte, extraverti.
Puis quelques jours avant de quitter définitivement la caserne, je dus me rendre au service administratif. J’y rencontrai pas mal de gars inconnus. L’un d’eux, pas très grand, à la silhouette fluette me reçut. Il me dit avec surprise « c’est toi dc ? « (le nom est modifié). Il semblait heureux de me voir, il avait entendu parler de moi lui aussi. Sur son treillis était accrochée sa bande velcro nominative, on y lisait : Pozetti. Nous nous dîmes quelques mots, une amitié spontanée et évidente apparut d’un coup entre nous. C’était donc lui Pozetti, il semblait en effet chaleureux, doté d’un vrai charisme. Je ne l’ai vu que cette fois-là. Une amitié qui resterait à un stade embryonnaire mais je le compte parmi mes vrais amis, avec Jean-Paul et Sylvain.
Virilitude et masculinité
Lors de son service militaire tout est fait pour rappeler à l’appelé qu’il est un homme, un vrai, un dur, et qu’être un homme se prouve chaque jour. Les notes de musique des chants militaires sont tirées vers le bas pour faire ressortir les intonations graves, des allusions sexuelles graveleuses sont placées partout où c’est possible, bref on est dans la culture d’une virilité assumée et entretenue comme si on craignait qu’elle fonde. Mais un homme est-il naturellement viril ou bien la virilité est-elle un simple comportement construit, un rôle de circonstance qui se juxtapose à une nature masculine fondamentale plus neutre ?
Pas de doutes, chaque lundi matin nombre d’entre nous étions virils, du moins ceux qui aimaient raconter explicitement leurs exploits amoureux du weekend, avec de grands gestes, des mots, de l’affirmation, peut-être même de l’exagération allez savoir. L’un d’eux a empoigné une fois un bureau pour l’approcher de sa taille et mimer un acte sans grande tendresse mais impeccablement viril.
A dix heures du matin plus personne n’était viril, nous étions des garçons qui vaquions à nos tâches, sans démonstrations de force, d’effets de voix, d’agressivité, sans parader. Il est vrai qu’il n’y avait pas d’âme féminine à la caserne pour exacerber les instincts.
Si l’on sortait en camion en ville cependant, nos sifflets réagissaient bruyamment à toute présence féminine. Il est à noter que les militaires embarqués n’éprouvent pas tous le besoin de siffler loin de là, ce sont toujours les mêmes qui le font, juste un ou deux, pas spécialement enflammés d’ailleurs, cela semble juste comportemental, ils ne savent pas ne pas le faire.
Une éducation militaire complète
Le fameux jour où j’avais quitté la maison pour cette courte vie militaire, mon père m’avait dit, désabusé : tu vas juste apprendre à fumer, à ne rien faire et à siffler les filles. Il aurait pu ajouter à tricher, car si je n’ai pas fumé, que je suis resté occupé et que n’ai pas sifflé les filles, j’ai su aussi résister à ce qu’on peut appeler la corruption, soit la participation à de nombreux trafics.
Celui du magasin d’habillement était généralisé. L’attrait d’articles prisés comme les grosses parkas vertes et surtout les rangers encourageait à fréquenter les appelés qui y étaient employés et à conclure des affaires.
Par exemple, si on avait accès à des machines d’atelier, on pouvait monnayer une quille, si on travaillait aux permissions, gagner quelques jours était facile. Si être de garde le weekend vous embêtait et que l’assistant de l’adjudant de compagnie vous ait à la bonne, il y avait moyen de s’arranger …
Un jour où j’étais de garde un dimanche, j’ai vu entrer à titre privé l’adjudant responsable du restaurant. Il est ressorti peu après avec sa voiture personnelle qui touchait le sol. J’ai consigné le passage sur le registre de garde mais ne suis pas allé plus loin.
Mon adjudant-chef responsable me montra un jour une grande pièce fermée à clé à l’étage de notre bâtiment. C’était un magasin de matériaux parallèle qu’il avait constitué en gonflant les besoins commandés aux prestataires, ainsi qu’il me l’avait expliqué. Un collègue secrétaire était venu une fois de chez lui non pas en train mais avec la 2CV camionnette de l’entreprise familiale pour en repartir chargé de matériaux de construction du magasin de la caserne (officiel celui-là). Il était fier d’avoir su réaliser un double de la clé. Il y avait aussi l’expression « passe-droit » qui faisait partie du vocabulaire courant.
En fin de période militaire, l’appelé bénéficiait de jours de permission supplémentaires au titre de la bonne conduite, appelés dans le jargon du bidasse « jours de bon cow-boy ». Quand le temps est arrivé pour moi d’en profiter, il m’en restait 4. Je suis donc parti en permission à partir du lundi soir, pour une semaine de 4 jours. Autour de moi, personne ne comprenait pourquoi je n’allais pas voir le dénommé untel, ancien et grand manitou des permissions, afin de compléter cette semaine bancale. Cela créait un dérangement, presque un malaise que je refuse le jeu des trafics.
J’ai appris à Metz que la corruption est un processus qui s’engage très facilement dans la mesure où chacun pense qu’il saura en tirer un bénéfice personnel, le tout étant que le prix payé soit à la hauteur du bénéfice escompté. C’est le principe de la triche où la loi du collectif est détournée au profit d’un confort individuel.
La corruption est attractive, mais elle peut affaiblir. Un jour un gars de mon service est venu me voir. Cela s’engageait mal pour lui, l’assistant planificateur des gardes n’avait personne pour le weekend et c’est lui qui avait été désigné d’office, à la sauvette et injustement car il avait déjà pris son tour, avec moi d’ailleurs, deux semaines auparavant. L’assistant et l’adjudant-chef avaient décidé de ne rien entendre, ni comprendre les raisons personnelles impératives qui le retenaient par ailleurs. Il était démoralisé. Je décidai de me rendre avec lui dans le bureau de l’adjudant-chef. Je suis entré et ai dit cette phrase : M. Févier (nom modifié) vient d’être planifié pour ce weekend, or je confirme qu’il était de garde avec moi tel autre jour. Mon copain n’en revenait pas, le terrible adjudant-chef, celui qui était saoul tous les vendredis après-midi a instantanément pris acte de cet argument qu’il refusait jusqu’alors de voir, il a dit en s’adressant à l’assistant qui ne pipait mot « oh mais comment on va faire alors ? » Tout avait été réglé en trois mots. J’étais connu comme quelqu’un de droit, cela me procurait une sorte de force que personne ne possédait à la caserne, une force sur laquelle les mécanismes usuels restaient sans prise.
La libération et ses soubresauts
Le jour le plus important pour l’appelé est sans aucun doute le dernier, avec la soirée d’adieu au milieu des copains du service, et la nuit avec les autres libérables. Parmi les traditions indéboulonnables figure celle de l’énorme chambard alcoolisé, la visite des chambres, la casse pour le plaisir. Tous les deux mois, on découvrait la scène dévastée, les libérables repartis vers la vie civile et les dégradations qui leur survivaient.
Quand le contingent de février est parti, on avait atteint un tel record de vandalisme que certains, atterrés par les dégâts allèrent jusqu’à dénoncer les plus méthodiques. Le départ suivant, celui d’avril montra quelques stigmates de la fête mais on était loin de celle de février. Dégoûté par ces attitudes puériles et purement imbéciles, j’ai décrété à haute voix que lors du prochain départ, qui me concernait, je ne prendrais part à aucun débordement. Je n’avais parlé que pour moi mais tout le monde était visiblement sur cette ligne et le départ de juin restera sans aucun doute connu comme le plus propre jusqu’alors.
J’ai pu mesurer qu’il était possible de ressentir l’énorme contentement d’avoir enfin terminé son année militaire sans pour autant s’être acharné à démolir chaque brique de la caserne.
En conclusion de ces courtes mémoires du service armé, je mets les paroles d’une chanson de Pierre Perret, avec lesquelles je me suis toujours senti en phase, notamment le vers qui annonce que tout va peut-être changer. Ce que je relate se passait il est vrai de mars 1982 à fin mai 1983. C’est maintenant très loin.
Le service militaire (Pierre Perret) C'est bien parc' que j'aim' autant l'armée que les flics, Que mes couplets d'un mauvais goût systématique Vous racontent en trois coups de game-è-lle Trois petits tours dans une poube-è-lle, Comment qu'on se r'trouve à vingt ans Crétin, hilare et décadent ! Refrain : Qu'est-ce qu'on rit, Au service militaire C'est merveilleux mes amis J'aime ma mère la patrie, J' la servirai toute ma vie ! Sa langue épaisse était chargée comme un mulet, La voix cassée par les ballons de muscadet, Le chef qui sentait la choucrou-ou-te Gueulait des "j'en ai rien à fou-ou-tre", Quand quelqu'un lui disait bonsoir, Il répondait « j'veux pas savoir » Refrain Quand le major nous parl' d'hygiène on voit ses crocs Plus noirs que la conscience de mon imprésario, On d'vine à son halein' discrè-è-te Qu'i’ s' les brique avec une chausse-è-tte, I’ peu voir Chicago content, C'est pas lui qu'on traitera d' sale blanc ! Refrain Y a un musclé qui a d'mandé à rempiler, L'est si ouvert que dans l' civil tout lui est fermé, Quand il na-ge dans la vina-a-sse I’ nous sort des plaisanteries gra-a-sses Et la photo de sa Marion, A poil comme un morceau d' savon ! Refrain Je rencon-tre parfois des vieux poteaux d'antan Qui se tapent sur les cuiss' en parlant du vieux temps, Si je répri-me ma triste-è-sse, Mon envie d' leur botter les fe-è-sses, C'est qu'au prochain casse-pipe joyeux, Y faudra bien des mecs comme eux ! Refrain Aujourd'hui on nous prétend que tout va changer, Pour être intelligent suffisait d'y penser, Les casernes feront peau neu-eu-ve, On placardera ces chefs-d'oeu-eu-vre, Ordre aux gradés bêtes et méchants D'être un p'tit peu moins cons qu'avant ! Refrain
Avertissement 🙂
Après avoir transcrit en texte ce qui n’était qu’un ensemble de souvenirs anciens, je constate que le passage de la mémoire aux mots a dénaturé voire détruit certaines images initiales, qui se voient maintenant pour plusieurs d’entre elles remplacées par ce qui est écrit.
En principe, si l’écriture est honnête il ne devrait pas y avoir d’écart entre l’écrit et la mémoire. Pourtant je réalise qu’un souvenir très ancien n’est souvent plus qu’une image mentale fixe, fragile, fusionnée à un contexte qu’on n’a jamais verbalisé ni confronté à la vraisemblance. Or il est connu que des souvenirs anciens sont souvent déformés et même parfois contradictoires entre eux.
De sorte qu’un fois transcrits et reconstruits avec des mots, du sens, réimaginés en somme, certains n’ont pas résisté et ne semblent plus disponibles, une image fictive et neuve leur fait désormais écran quand je tente de me les rappeler.
Je crois utile de partager ce triste constat. N’écrivez jamais vos mémoires, les écrire, c’est la perdre !