T30 – Une passion de la moto
[01/10/2025]
Une passion de la moto
J’ai connu vers l’âge de 12 ans la passion de la moto. Une passion née du pénible trajet quotidien accompli à vélo par tous temps, un engin lourd à la chaîne capricieuse, si vulnérable au vent de face. Arrivé au collège, je rangeais le vélo sous le préau des deux-roues. Tout au fond les élèves de terminale y garaient leur moto.
Je ne connaissais du monde de la moto que les bolides filant bruyamment à grande vitesse sous les protestations des piétons ayant dû faire un pas en arrière en se bouchant les oreilles. Je n’en voyais jamais de près, et là sous ce préau, on pouvait les voir stationnées, tourner autour et se dire qu’un jour, on en aurait une aussi. Se rendre au lycée en deux-roues motorisé devait être une expérience extraordinaire. Observant ces mécaniques aux tubulures mystérieuses, je commençais à apprécier leur ligne et les reconnaître dans la rue.
La première moitié des années 70 était l’époque de l’éclosion des motos japonaises, les fameuses marques Honda, Yamaha, Suzuki et Kawasaki. Les anciens jetaient un œil critique sur ces engins venus d’Extrême Orient. Ils évoquaient plus volontiers les motos américaines de la guerre, les belles anglaises ou françaises, les vieilles BMW. Mais celles qui passaient devant moi étaient le plus souvent japonaises. Et elles étaient partout, on en parlait dans la presse, à la télé. Ma tante se mit à découper à mon intention la superbe image hebdomadaire du magazine Télé-Poche, publiée dans une bien nommée rubrique « La grande aventure des deux-roues« .
Ma première moto fut une Guzzi 700 V7, dont j’ai attendu longtemps la livraison. Elle était en plastique, mesurait 8 cm de long et avait été financée par des points à découper, coller et envoyer au marchand de yaourts Stenval achetés à l’épicier ambulant. Les points furent collectés et expédiés en temps voulu mais le délai de réponse se comptera en mois, au cours desquels je demanderai chaque jour à ma Maman, de retour de l’école si ma Moto Guzzi est enfin arrivée.
Mon désespoir devint si visible qu’une belle moto miniature rouge, métallique, me fut offerte un jour, de marque MV. Un modèle que je n’avais jamais vu dans mon quartier, et une marque inconnue. Que signifiait MV ? Était-ce une moto japonaise ou bien anglaise ?
Je reçus finalement la Moto Guzzi alors que je ne l’attendais plus. Entretemps une petite collection s’était constituée. Outre la MV, une petite Honda 750 fit son apparition, achetée par mes soins au grand magasin Barisia de Bar-le-Duc, aujourd’hui Monoprix, sous les yeux méfiants d’une grosse dame en blouse rose, pour qui un adolescent déambulant seul dans les rayons était forcément un chapardeur à ne pas quitter des yeux. Une BMW, toujours miniature mais d’échelle un peu plus grande viendra à son tour, avec ses bras de suspension fonctionnant pour de bon. Une autre fois mon père de retour d’un séminaire parisien aura dans sa valise une Harley-Davidson bleue, métallique et de même échelle que la BMW.
A ces belles maquettes s’ajoutaient de plus petites attrapées contre une pièce de monnaie dans les distributeurs de fêtes foraines.
La moto devint une passion obsédante. Je tentais de construire des maquettes avec ciseaux et carton, elles n’étaient guère réussies. Je contemplais à n’en plus finir les images de Télé-poche qui s’accumulaient. L’une d’elles montrait une Norton Roadster « Commando » 850. La machine était photographiée de trois-quarts, de sorte que sa forme globale n’était pas bien décelable, laissant à l’imagination le loisir d’y dessiner la plus belle moto qui ait jamais été conçue. Je connaissais par cœur le paragraphe qui la décrivait et dont je comprenais peu de choses. Qu’était-ce qu’un culbuteur, à quoi servait un cylindre au juste ? et un kick de démarrage ? Internet n’existait pas. Cette Norton de couleur rouge vermillon – restée depuis ma couleur préférée – deviendra mon but ultime, celui de la voir de mes yeux, de la posséder un jour, de sillonner de la plus belle façon les rues et les routes de mon village …
Au cours des mois écoulés, j’avais progressé. Je savais par exemple que les motos garées sous le préau de mon lycée-collège n’en étaient pas vraiment. C’étaient des « 125« , des petites motos qui se conduisaient sans le vrai permis. Je comprenais aussi que beaucoup de celles qui traversaient mon village étaient d’optimistes cyclomoteurs à pédales stylés aux airs de moto, souvent de marque Malaguti, munis d’une boîte de vitesse et d’un siège bi-place.
Voilà que ma grande sœur réclame un cyclomoteur, comme ses deux copines. Après quelques mois on se rend mon père et moi chez le revendeur local de deux-roues. Un brave cyclo Peugeot d’occasion de couleur grise est disponible pour pas trop cher. Ma sœur est radieuse et se rend enfin au lycée avec cette merveille. Rapidement je parviens à l’essayer à mon tour et découvre le plaisir de rouler sans plus pédaler, bien plus vite que je l’imaginais, dans un bruit qui se mêle à la caresse du vent. Ma sœur me délègue de bon cœur la mission de faire le plein d’essence quand il le faut. Ce sera pour moi l’occasion de belles balades motorisées.
Quelques mois ont encore passé. A mon tour j’exprime le souhait d’avoir ma propre mobylette. J’ai si bien travaillé pendant les grandes vacances et reçu tant de compliments que le refus est compliqué. Je comprends que ma passion inquiète mes parents. Ils voient se profiler le danger de la vitesse et préfèreraient une passion pour les poissons rouges. Ils espèrent sans doute que cela ne dépassera pas le stade du cyclomoteur. Le revendeur local nous dirige cette fois vers une Motoconfort bleue à amortisseurs avant et arrière. Toujours d’occasion. Ce sera la symbiose, une moto en réduction, en attendant la Norton un jour.
A la faveur d’un festival des fanfares se déroulant dans une grande ville touristique d’Alsace, je verrai enfin de mes yeux quantité de motos que je ne connaissais qu’en image.
Mais voilà que les motos disparaissent peu à peu de mon esprit. Leur esthétique moderne prend des libertés qui les éloignent du modèle général qui m’avait tant séduit. Des carénages fleurissent, illustrant certes la puissance et les performances mais qui dissimulent les formes des machines, c’est dommage. Le temps passe, il m’arrive de conduire la Renault 4L du parrain du haut de mes 14 ans, la Peugeot 304S familiale pour de minuscules trajets, et l’intérêt pour l’automobile, apparu à la plus tendre enfance et jamais éteint, se précise.
A 18 ans et un mois j’aurai mon permis auto, la vieille 4L du parrain, mais n’aurai jamais eu de moto à moi. Il est pourtant encore temps mais le cœur est ailleurs, dans les voitures dont je connaitrai par cœur, grâce à quelques magazines et catalogues spécialisés, les caractéristiques les plus fines.
A l’âge de trente ans, je repenserai à la moto pendant une brève période. Le rêve de jeunesse est encore réalisable. Je dois passer pour cela mon permis. Mais laquelle choisir ensuite, où diriger mes rêves quand la Norton de mon adolescence est si loin. Je réalise que le temps nécessaire pour former le rêve d’une vie est tellement plus long que la présence d’un modèle au catalogue. S’acheter la moto ou la voiture « de ses rêves » est un slogan trompeur, c’est impossible à jamais, les échelles de temps ne sont pas les mêmes.
Avançant néanmoins dans cette concrétisation, je comprends que la moto est un objet indissociable de son monde, celui du motard. Or je ne me sens pas du tout motard. Les moteurs puissants et pétaradants n’ont jamais été mes préférés. Je trouve puérile la salutation mutuelle et systématique des motards venant à se croiser, ainsi que le merci du pied dos tourné, le dénigrement permanent et ironique de la « bagnole ». J’achète quelques magazines, déplore qu’on y voie si peu de motos et tellement de motards. L’un d’eux recèle une rubrique où les lecteurs s’expriment. J’y lis l’hommage rendu par un motard à son pote Thierry, mort récemment sur la route.
Le lecteur rappelle que Thierry était un vrai motard, qu’il avait commencé avec une 250 et était passé à des machines toujours plus puissantes. Aucune marque n’était citée dans l’énumération, c’était inutile entre connaisseurs, dire 250 XTS ou 750 XJS était bien suffisant. Pas encore pour moi, tentant d’identifier avec peine les modèles évoqués. La conclusion de l’hommage finit par me convaincre que je ne serais sans doute jamais un motard. La dernière phrase était « et c’est au guidon de sa 1200 STR que Thierry est mort, renversé par une bagnole. Bien que sensible à la détresse du rédacteur, la pensée qui m’est venue à l’esprit est que lorsqu’on est capable de citer une série de modèles de façon aussi experte, on devrait pouvoir dire au moins Laguna ou Golf et non bagnole, aveu d’un antagonisme obstiné, sans doute fédérateur.
J’ai rencontré cet état d’esprit vengeur chez certains de mes collègues par la suite. Plusieurs étaient tour à tour motards et automobilistes. Quand ils s’exprimaient du point de vue du premier, ils se montraient impitoyables envers ces derniers, tous vus de la même façon, tous identiques, de véritables assassins, eux aussi du coup ? …
De nos jours, des boutiques de motos anciennes ouvrent ici et là. J’y ai vu un jour « ma » Norton Commando 850. Enfin, elle était là, sous mes yeux, bien mise en valeur sur le trottoir du magasin. J’ai demandé à prendre une photo. J’ai échangé quelques mots avec le marchand. Le prix demandé était élevé, beaucoup trop pour cette vieille moto, finalement moins jolie que celle idéalisée par mon imagination d’adolescent.
Je n’ai jamais complètement oublié l’offre des yaourts Stenval et leurs points à découper. Les souvenirs étaient bien fugaces quand, cinquante ans plus tard je vis passer les images ci-dessous sur internet. Comment la personne qui les y avait déposées avait-elle pu les extirper d’un aussi lointain passé ? Tout me revint en mémoire, en particulier les différents modèles proposés. Il y avait la Moto Guzzi bien sûr, et aussi la Laverda 750, une Norton – pas celle de mes rêves – et une très bizarre Chopper américaine. Une date était lisible : le 15 mars 1975, date limite d’envoi des points.
J’ai malheureusement copié les images sans noter sur le coup les coordonnées du site qui la diffusait, je ne peux donc pas créditer l’auteur. Je lui dis un grand merci pour ces images que je n’aurais jamais cru revoir.
J’ai maintenant 45 ans de permis voiture. Je n’ai jamais percuté ni gêné un motard, je n’ai jamais laissé couler de gas-oil glissant au pied de la pompe mais je constate encore souvent la mauvaise humeur à fleur de peau du motard de passage, englué par le flot de viles voitures.
Aujourd’hui serais-je capable de réussir le permis moto ? Et de circuler à moto ensuite ? Je connais les panneaux bien sûr mais se déplacer en moto au sein des flux d’automobiles me semble difficile.
En voiture, j’ai ma place, ma voie, mon allure modérée, ma patience. Les motards que je vois me semblent obligés de s’extraire en permanence des flots de circulation, de déborder des voies routières. Ce que l’on appelle sévèrement slalom est peut-être le signe que la route ne se partage pas de si bon gré, les files de voitures étouffant par leur nombre les motos qui ne semblent pas pouvoir s’y insérer de façon naturelle. Je parie que le jour où les motos seront plus nombreuses que les autos, ce sont ces dernières qui peineront à exister, ces deux flux ne sont pas synchronisables et je me demande bien pourquoi.
Marchant en ville, il m’arrive souvent de m’arrêter devant une belle moto garée devant moi, et j’admire alors le talent et l’inspiration inépuisable des constructeurs, se renouvelant sans cesse, dessinant des lignes osées et pourtant toujours cohérentes et séduisantes. Une chose résume la beauté particulière sans ce domaine : le moteur, où chaque détail est agréable à l’œil, quand celui d’une voiture est un amas incompréhensible et informe, d’où émergent de si tristes organes qu’on se dépêche de refermer le capot !
Crédit des images :
Images Stenval : merci à l’auteur, je n’ai pas retrouvé le site où je les ai trouvées.
Petite moto MV : https://www.carmodel.com/fr/politoys-polistil/gt55/1-24/mv-agusta/750-gt-motorcycle/99680
Tirette de fête foraine : https://fr.pinterest.com/pin/468163323740008675/
Norton Roadster 850  » Grande Aventure des Deux Roues – Télépoche : https://www.motopoche.com
Moto Guzzi : https://www.postwarclassic.fr/474825-moto-guzzi-v7-special-1971
Norton Roadster 85 : www.lerepairedesmotards.com








