HORS-SUJET

[07/01/2024]

LE ROGER ET LA CINDY – RÉFLEXION SUR LE PRÉNOM PRÉCÉDÉ DE LE OU LA

Etant tombé voici peu sur une discussion portant sur l’usage de l’article défini précédant le prénom, j’apporte ici un éclairage tiré de ma propre expérience.

Le titre de cet article doit d’ores et déjà en consterner plus d’un par la lourdeur qui se dégage d’un parler sans doute rural, tel que volontiers fantasmé de l’intérieur des grandes couronnes urbaines.

J’ai grandi dans un village de Lorraine. Je coupe court d’emblée aux clichés d’une ruralité encrottée, tels que j’ai pu en lire. Le village n’était pas une suite interminable de fermes, abritant au plus 20 personnes chaussées principalement de bottes en caoutchouc montant jusqu’au menton, ne se déplaçant qu’en tracteur et bredouillant un patois miséreux. La campagne ce n’est pas cela. Le village offrait d’ailleurs différentes activités industrielles et tertiaires, et était proche du chef-lieu de département.

L’article précédent le prénom était la règle pour beaucoup en particulier les plus anciens. Voilà comment cela se passait :

Ma tante se prénommait Colette. Sa fille, ma cousine, s’appelait Corinne. On disait « Tu as des nouvelles de la Colette ? », « La Corinne vient d’entrer au CP. As-tu des nouvelles du Denis ? J’ai parlé avec la Colette du Louis avant-hier … ».

La personne n’était jamais interpellée avec son article. On ne disait jamais « la Colette reprends-tu une part de tarte ? », mais « Colette, reprends-tu » … L’article n’était pas prononcé à l’insu de la personne, comme on le ferait avec un surnom désavantageux. On pouvait dire par exemple : « Dominique tu devrais avoir un appel du Fabrice, je lui ai dit « tu n’as qu’à appeler le Dominique ».

L’article n’était pas prononcé de façon lourde et traînante (comme on y assiste dans le film « la soupe aux choux », caricature laide et ignorante du monde de la campagne). L’article était affectif, il semblait signifier notre Colette à nous. Si on avait juste dit « Colette », la réaction aurait été: « quelle Colette ?». Remplacer « La Colette » par « Colette » aurait donné l’impression d’une prise de distance froide et incompréhensible.

Dire « la Corinne » renforçait le côté mignon et membre de la famille du petit enfant. Je n’ai jamais utilisé l’article avec mes propres enfants, je n’habite plus en Meuse depuis l’âge de 16 ans, mais ma mère leur en attribuait un systématiquement.

Pour illustrer la cohérence d’une telle pratique, je propose un comparatif avec le nom des villes. Dirait-on je vais à la Marseille, je passe par le Lyon avant de visiter la Bordeaux ? Cela semblerait terriblement lourd. Pourtant qui ressent cette lourdeur en entendant « j’arrive du Tréport, je me rends au Touquet et pars assister aux 24 H du Mans ». Ou bien « j’habite Le Havre, je vis au Havre mais je ne suis pas du Havre » ? Ces villes comportent un article défini dans leur nom, article qui est remplacé sans complexe par « au », « du », au gré de la conversation sans que cela gêne les oreilles de qui que ce soit. Ainsi on ne dit pas « Je vis à LE HAVRE » mais « au HAVRE ».

On peut poursuivre avec la façon officielle de désigner les pays : On dit « France, douce France » mais « LA France », « L’Espagne, « je vais AU Portugal », « j’arrive DU Danemark ». Se sent-on pesant ? Pourtant si j’essaie de dire « LE Taï-wan », ou LA Ceylan, pays de l’Océan indien appelé aujourd’hui « LE Sri Lanka », on ressent la même gêne vis à vis de l’article. Les Anglais disent Spain, France, Germany, nous voient-ils chaussés de sabots crottés ?

S’agissant de ces parlers locaux, ajouter un article à un prénom est simplement un usage courant, vécu comme naturel par les natifs de ces régions. Remarquons enfin qu’il est difficile à ces derniers de priver de son article quelqu’un qui en a toujours bénéficié, tout comme en attribuer un à qui n’en a jamais eu. On pourrait rapprocher cette difficulté de celle éprouvée lorsqu’on se décide à tutoyer une personne vouvoyée de longue date, ou à l’inverse quand il s’agit de vouvoyer quelqu’un à qui on a toujours dit « tu ».

Une telle comparaison, conduisant à imaginer que l’usage d’un article devant un prénom puisse être apparenté à une forme particulière de tutoiement, étendu alors à la 3e personne, peut pour le moins aider à mieux concevoir cette pratique des terroirs, étrange pour beaucoup et pourtant bien vivante.


[04/02/2024]

Un discours de départ à la retraite

Voilà venu pour moi le temps de vous dire au revoir, comme tant d’autres l’ont fait avant moi.

Et c’est que j’en ai vu partir des anciens !

Des collègues, mon père, mes oncles et tantes, et plein d’autres gens quand j’étais enfant. Ils étaient tous heureux ce beau jour venu.

Je le suis aussi, mais me voilà chagriné par un sentiment de sens contraire, une sorte de culpabilité à plusieurs étages.

Outre le fait de quitter celles et ceux que j’apprécie, je crois entendre une interrogation souterraine, insistante, sincère assurément : mais que vas-tu faire en retraite ? Vas-tu rester actif, par exemple contribuer à du travail bénévole ou bien vas-tu ne rien faire ?

J’entends ce « rien faire » comme un reproche nouveau, l’expression d’une sorte d’absurdité, de paradoxe logique, d’aberration comportementale. Mais c’est peut-être le signe qu’on pense les choses de façon nouvelle.

Ne rien faire, voilà un délice interdit désormais à portée de main. J’en imagine la gestuelle : se maintenir allongé sur un matelas confortable, le corps, la tête, les yeux tournés vers la fenêtre ouverte, et au-delà vers les nuages, contempler chaque instant qui passe, sa forme, ses enchaînements, tout en savourant le plaisir de ne brûler aucune calorie, de ne faire bouger le moindre cil, sans plus penser, le plus longtemps possible, sans même respirer tant qu’on y est.

Il se pourrait bien que je ne puisse supporter longtemps le bonheur d’un tel anéantissement métabolique. Pas plus de 5 minutes en tout cas. Ne rien faire du tout semble ennuyeux. En plus les nuages, ça bouge et les yeux doivent suivre.

Je n’ai peut-être pas bien compris la question de mes collègues incrédules. Peut-être faut-il comprendre : « vas-tu te livrer à des activités para-professionnelles, agir en bénévole au sein de structures régies par des règlements internes, des strates hiérarchiques, un temps attribué à la portion congrue pour produire de la performance efficiente, absorber des directives en langue de bois et éléments de langage en anglais se déversant tel un torrent, s’arranger sur la pointe des pieds avec les autres pour envisager une absence, malaxer dans la tête toutes sortes d’injonctions contradictoires comme le monde du travail en sécrète sans complexes…

Oui je ferai sûrement quelque chose, mais rien qui s’apparente à une activité aussi compliquée. En fait je veux juste me retirer à mon tour du monde du travail et de ses tracasseries qui au bout de 40 ans finissent par endolorir l’âme.

Mais voilà donc qu’une autre culpabilité me chatouille au moment de partir.

Ainsi moi, j’ai la chance de partir plus tôt que mes collègues plus jeunes et sûrement beaucoup plus tôt que les plus jeunes d’entre eux.

Pourtant rassurez-moi, je l’ai bien méritée cette retraite !

J’ai fait mon temps, d’ailleurs nettement supérieur à celui de mon père. Mon Papa, comme beaucoup d’autres, partait en retraite à 60 ans – 37,5 années de service comme on disait – comme c’était la règle depuis 1981. Mon Papa est pourtant parti avant cette échéance, puisqu’il a bénéficié, comme tant d’autres d’une pré retraite. Et aussi d’une invalidité vu une fragilité cardiaque que le travail risquait d’aggraver. Il est donc parti à 55 ans. Comme plein d’autres. Sans culpabilité imaginable.

Plus de pré retraite pour nous autres, ce terme a disparu des radars et des esprits. Quant à l’invalidité, mieux vaut ne plus être concerné car elle n’est plus donnée qu’aux plus brisés d’entre nous.

Donc pour moi, à qui mère nature a pourtant déjà présenté une panoplie de pathologies « dues à l’âge », ce ne sera pas 55 ans, mais 62. Je fais déjà 7 ans de plus que mon papa et je trouve que ce n’est pas juste. Et combien pour les plus jeunes. Il y a bien le déblocage du compte épargne temps qui rapproche l’échéance, mais c’est pour ceux qui ont renoncé à leurs congés légaux. Il y a aussi parfois des formules de départ anticipé mais il faut mettre la main au portefeuille, donnant donnant, quand le calcul habituel serait inverse, soit comment ne pas être trop pénalisé à l’heure de palper la pension trimestrielle.

Il semble venu dans l’air du temps d’assimiler le temps passé hors de la sphère professionnelle à du temps perdu à ne rien faire, une oisiveté miraculeuse rendue possible par l’atteinte d’un âge symbolique et arbitraire et un code du travail accommodant, hérité du passé sans doute.

Est-il réellement si peu naturel de travailler ? Est-il vraiment choquant de poursuivre son activité professionnelle bien au-delà de ces limites théoriques finalement peu sérieuses ? N’est-il pas choquant au contraire de ne travailler que 8 heures sur une journée qui en compte 24 ?  De continuer à percevoir un salaire en été alors qu’on est au bord de la mer avec les enfants pour un long mois et qu’on ne produit rien ? De gaspiller ce salaire à ne rien faire deux jours par semaine, prostré dans sa maison le dimanche alors que le travail sur le bureau attend votre retour ?

Que s’est-il donc passé ? Comment un principe aussi sain et utile que le travail a-t-il pu se désagréger au profit de l’oisiveté ?

Cet état de largesse est récent. Je fais partie de la première génération où les enfants n’ont pas travaillé à l’usine. Ma mère, mon père, dès l’âge de huit ans « portaient à l’arche » à l’usine de verrerie du village. Les enfants étaient ouvriers quand ils n’étaient pas à l’école. Bien sûr leur travail était adapté à leur âge, leur taille, leur force. « Porter à l’arche » voulait dire introduire à bout de bras des pièces de verrerie dans l’immense four incandescent de l’usine à l’aide de longues perches. Quand ma mère nous en parlait, ce n’était pas pour dénoncer le scandale des enfants à l’usine. Elle disait juste que c’était très dur.

Il est temps de penser à la santé. Qui commence par celle de la société, de l’économie, du travail. Il n’est pas scandaleux de remettre tout ce monde dans le droit chemin, les vieux et les enfants dans un travail, adapté bien sûr, réintégrer dans leurs bureaux les juillettistes et aoûtiens, les apprentis skieurs du printemps, les vacanciers d’automne, d’hiver, les martyrs du weekend qui se dessèchent à regarder leur pendule égrainer des minutes interminables. Quant aux malades qui écoutent le médecin et croient qu’en restant chez eux ils donnent au temps le moyen de les guérir, qu’ils réalisent que le législateur a rendu obligatoires les armoires à pharmacie et les défibrillateurs sur le lieu de travail, et que le retour de leur contribution sera un meilleur remède. Le monde du travail est celui qui accueille chacun, même le gréviste qui préférerait rester chez lui ou crier dehors pour réclamer un salaire, bien inutile quand on y pense, quand l’entreprise peut offrir à chacun un sandwich mou croqué à l’usine au milieu de tous dans un instant de communion joyeuse.

L’oisiveté est l’ennemie de l’âme, travaillons 30h par jour, 400 jours par an, jusqu’au jour glorieux où tel un Molière chacun entrera dans la légende de celui qui meurt au pied de l’enclume, au sommet de son œuvre professionnelle.

Pour ma part, je fais le vœu inverse, je pense que le droit à la retraite m’appartient, qu’on m’en a déjà confisqué beaucoup, et que je ne laisserai plus personne m’en soustraire ne serait-ce qu’une minute. Battez-vous contre ceux qui usent de la redoutable ingénierie des mots pour petit à petit modeler votre pensée, nier vos droits,  les réduire voire les abolir. Et ne laissez personne vous empêcher d’œuvrer à toujours améliorer vos conditions de travail et de vie.

Bonne retraite méritée à tous le jour venu.


[08/02/2024]

Homo neanderthalensis  et Homo sapiens comme vous ne les avez jamais vus

Comme tout le monde, j’ai eu le plaisir d’assister ces dernières années à des documentaires télévisés sophistiqués (tels l’odyssée de l’espèce) retraçant l’histoire lointaine de l’homme depuis les australopithèques jusqu’à l’Homo sapiens. Les différents personnages y étaient interprétés par des comédiens humains plus ou moins grimés. Ainsi l’Homo sapiens n’arborait que d’élégantes peintures tribales tandis que les australopithèques étaient affublés d’un maquillage lourd digne de la saga « la planète des singes ».

Dans ces documentaires les scénarios déroulés se ressemblent souvent : l’histoire débute sur des créatures au physique plutôt effrayant, ce sont nos lointains ancêtres bipèdes, pour glisser étape par étape vers l’Homo sapiens, qui termine l’histoire, incarné par des acteurs jeunes et beaux.

Ces documentaires ont une ambition pédagogique, mais ils ratent peut-être une chose importante : nous étonner. Ce qu’on nous présente est rassurant, l’image qu’on reçoit de nous est intacte, flatteuse comme à l’accoutumée. Nous assistons bien à une évolution du simple vers le complexe, du brouillon vers le grandiose, du bredouillant vers le savant, de l’affreuse bête vers l’ange. Ce miroir idéal me parait périmé. Pour renouveler le genre et susciter un étonnement opportun, voilà un scénario qui me plairait mieux :

Dans l’histoire que l’on raconte, on décide d’oublier notre point de vue humain : on place cette fois le curseur sur l’homme de Néandertal, notre proche prédécesseur, et on suit l’histoire à travers ses yeux.

Pour le maquillage des comédiens on reprend les séances lourdes pour les espèces anciennes mais, arrivé à l’homme de Néandertal, plus aucun maquillage n’est requis, voilà la nouveauté. On fait appel à un acteur humain tel quel. Pour ne pas heurter inutilement les idées reçues, on le choisit plutôt « méditerranéen », j’entends par là pas trop élancé, doté d’une musculature et d’un système pileux fournis. Il est nécessaire que l’acteur ait nos traits, ceux qu’on réserve d’habitude à la représentation du sapiens. Pas de peaux de bêtes sur son dos mais des vêtements épais à la découpe régulière.

Dans le courant du documentaire, L’homme de Néandertal rencontre Homo sapiens. Comment le voit-il ? Là les maquilleurs se remettent au travail et nous créent le sapiens vu par Néandertal. Il semble peu probable que ce dernier voie le sapiens plus beau que lui, ou y décèle avec tristesse et résignation un statut d’évolution plus avancé. Voilà donc ce que les maquilleurs doivent nous créer : un personnage longiligne et droit, malingre, à la peau nue et littéralement blanche, d’aspect fragile, maladroit, avec un visage lisse et ovale, d’une platitude effrayante, au milieu duquel dépasserait un incongru triangle proéminent. Malgré son aspect frêle, il serait perçu comme très dangereux et agressif.

Justification d’un tel portrait : On sait l’homme de Néandertal plus trapu que nous, plus robuste, probablement velu, parfaitement adapté à son milieu. Il avait un visage plutôt projeté vers l’avant, un nez plus aplati, des arcades sourcilières saillantes et un menton léger et fuyant. Par ailleurs on pourrait dépeindre sans risque de trop se tromper l’Homo sapiens comme une créature belliqueuse et conquérante, d’où la peur qu’il inspirerait.

Mes suggestions sont sûrement maladroites. L’important serait de montrer ce qu’on ne voit jamais : un humain différent, laid lui aussi car vu par l’œil de l’homme de Néandertal, (L’homme de Néandertal l’est pour nous, du moins dans les représentations qu’on en fait), et pas du tout à son avantage, pas au centre ni au sommet de la création, juste à sa place parmi d’autres.

Ne tiendrait-on pas là quelque chose de nouveau ?


[08/02/2024]

Une petite souris

Vous êtes un grand garçon de 58 ans et vous voilà victime d’un mal de dents.

De mémoire vous n’aviez pas connu cela depuis l’âge de 11 ans et demi.

Vous entrevoyez l’extraction de la molaire fautive. Et comme si cette pensée n’était pas déjà assez pénible, vous réalisez que vous n’avez même plus les coordonnées de la Petite Souris.

Vos souvenirs lointains resurgissent. La petite souris n’avait pas besoin de laisser une carte visite dans le bottin. Il suffisait de déposer la dent fraîchement tombée tout près du lit voire sous l’oreiller pour qu’elle arrive, à pas de souris, comme attirée irrépressiblement par le don attentionné de l’enfant endormi après une journée endolorie.

La minuscule créature laissait toujours une belle pièce de monnaie, preuve de son passage et de sa gratitude.

Vous n’êtes plus un enfant, vous êtes un adulte, peut-être même un grand-père. Et vous n’êtes pas dupe. Vous savez bien que dans cette affaire de petite souris, vos parents vous faisaient une petite cachotterie pour embellir cette merveilleuse histoire.

Vous en êtes maintenant convaincu, vos parents disposaient des coordonnées personnelles de la petite souris, avec laquelle ils convenaient secrètement du rendez-vous. Comment aurait-elle détecté sinon un aussi faible signal, et comment contenter chaque enfant le moment venu sans un agenda bien ordonné.

Comment avez-vous pu oublier ces coordonnées, vous qui avez été père de jeunes enfants voilà trente ans, et attaché à une si gentille tradition.

Vous voilà résigné à interroger votre fille, désormais mère elle-même et en situation de perpétuer la tradition.

Vous avez été bien inspiré car votre fille détient les précieuses informations, qu’elle vous dicte sans hésitation.

Tout en la notant, l’adresse vous revient en mémoire. Elle vous est même familière, c’est en fait celle de la maison familiale où vous résidiez quand vos enfants étaient petits. Faut-il comprendre que la souris habitait sur place. Cela expliquerait sa disponibilité sans faille à tous ces moments où elle a apporté un réconfort bienvenu aux enfants.

Vous pouvez dormir rassuré, sachant maintenant que des petites souris attentives vous observent avec tendresse, par un petit trou invisible, au creux des murs de votre maison.


[08/02/2024]

Focus sur un épuisement professionnel

Tout a commencé par un retard de travail qui n’a jamais pu être rattrapé. Francis l’a vu enfler au fil des semaines et s’est senti dépassé.

Francis comptait sur le questionnaire du bien-être au travail qu’il devait rendre à son manager. Il y aurait exposé ses difficultés, le mal-être professionnel qu’il vit depuis plusieurs mois. C’est pourtant un questionnaire neutre qu’il a rendu, s’étant censuré, renonçant à évoquer ce qu’il ne sait comment traduire en mots, beaucoup trop gros pour ces interlignes si proprement formatés.

Francis se révèle aujourd’hui totalement accaparé par son travail, jour et nuit. Il y consacre tout son temps y compris celui des loisirs, devenus strictement inexistants. Les problèmes qui y sont liés sont en permanence à son esprit et il est de plus en plus découragé, ayant perdu le goût et même le mode d’emploi d’une contribution passée.

Qui sait définir un burn-out ? Comment le repérer ? Le mode opératoire se déroule pourtant souvent devant nos yeux. Le burn-out est une spirale qui focalise les problèmes vers l’intérieur, vers soi-même et jamais vers l’autre. Alors que Francis sait de longue date ce qu’il doit faire, ce qui correspond à ses valeurs professionnelles, notamment le souci d’une contribution de qualité, il constate qu’il n’y arrive pas et ne comprend pas complètement pourquoi.

Le mot échec, brutal, tourne en boucle dans sa tête et les conclusions qu’il en tire sont:

« Je ne viens pas assez tôt au travail », « je pars trop tôt du travail », « j’ai tort de rentrer chez moi le midi », qui est devenu « j’ai tort de prendre une pause le midi », « j’ai tort de ne pas prendre de travail à la maison », qui est devenu « j’ai tort de prendre si peu de travail à la maison ».

Quand tout le temps disponible a été étiré, il reste la dernière solution, celle de s’imputer les insuffisances : « je ne suis plus bon à rien, je ne sais plus faire mon travail, je ne suis plus compétent, je ne suis plus rien ».

Francis se lève aux aurores et prend son café avec un dossier ouvert, y compris le dimanche. Pour Francis, il existe une règle impossible à remettre en cause : « le chef donne le travail et le subordonné l’exécute » quel qu’en soit le poids c’est normal, indiscutable. C’est le lot de tout employé, y compris quand des applications informatiques inachevées, mal ficelées achèvent d’écraser le fardeau, nourrissant au fil de l’eau un retard sans issue. En cas de manquement à ce principe de subordination, la culpabilité et le déni de soi feront un chemin destructeur.

Francis est épuisé, nerveusement et physiquement. Sa tête fonctionne mal. Son esprit est entravé par un bruit mental permanent. Le temps puisé dans une journée ne lui suffit plus à produire davantage qu’un atome de travail. La pensée est devenue telle l’évier bouché qui vient à bout de quelques millilitres d’eau au prix de longues heures au cours desquelles les molécules parcourent des chemins tortueux autour d’épais et hideux résidus enchevêtrés.

Francis se cache. Il ne croise plus ses collègues, le précipice sous ses pieds lui fait honte. Il cache à son chef qu’en plus du travail confié, il œuvre dans le secret à résorber un retard au visage monstrueux, alors même que les efforts qu’il fait pour fixer son attention n’aboutissent qu’à des instants de concentration fugitifs.

Francis est seul. Les canaux de communication ne lui sont plus adaptés y compris les dispositifs d’écoute psychologique qui lui paraissent vains et faits pour d’autres.

Francis a un besoin crucial de pause longue et réelle. Le répit ne viendra pas du médecin traitant. Francis est réticent à le solliciter. La dernière fois qu’il l’a rencontré, il a refusé le moindre arrêt au motif que tant de travail l’attend à son bureau.

Alors que faire ? Le médecin du travail a de toute évidence un rôle important de diagnostic et d’alerte. La visite médicale biennale ne peut suffire. L’équipe managériale doit à son tour être en mesure de détecter les signaux. Par exemple le jeu de cache-cache quotidien avec la borne de pointage, forcément remarqué par un supérieur attentif. Que fera-t-il ? Laissera-t-il Francis seul, enfermé dans ce comportement coupable au motif qu’il a signé un protocole d’horaires, qu’il déborde pourtant systématiquement ? Doit-il lui accorder un entretien ? Mais si à l’issue rien ne change, si les yeux regardent ailleurs, l’effet sera éphémère et finalement stérile voire dangereux, car la dépression et les pensées suicidaires ont commencé leur chemin.

Il est possible que sous le mot « burn-out » se cache une sorte de cancer de la culpabilité. Il s’attaque au cerveau en le remplissant de bruit mental qui l’entrave et le noie dans un sentiment d’échec, de déconsidération, de mépris de soi. Quelles sont aujourd’hui les marges de manœuvre de Francis. Toute sa personne est meurtrie au sang par le travail et ses douleurs muettes. Les loisirs qui permettraient de se ressourcer n’existent plus. L’énergie, le goût d’en profiter non plus. Le moral, la volonté, la foi en un avenir ont perdu sens.

Le burn-out de Francis n’est pas une saine fatigue survenant lors de l’accomplissement d’une production cyclopéenne. Il résulte d’une situation de pourrissement solitaire dont Francis ne sait désigner d’autre coupable que lui-même, alors que l’idée même d’une issue est rongée par la même gangrène.

Francis est en danger. Il se consume de ne savoir réagir, de ne pas disposer du mode d’emploi de la révolte, d’une culpabilité qui enfle sous le regard accusateur de l’autre, réel ou déliré, celui de la hiérarchie, celui qui sépare qui est performant de qui est fragile.

Francis est enfermé dans une prison, un labyrinthe surhumain qui grossit chaque jour davantage et à l’issue toujours plus fuyante.

 

Transportons-nous dans un futur heureux et imaginons que Francis ait retrouvé une sérénité qui lui permette maintenant de poser un regard sur cette période passée. Écoutons ce qu’il nous dit :

« Chacun a besoin de moyens pour accomplir son travail. Il a par exemple besoin d’oxygène, d’espace, d’outils, de synergie, de temps. Ce besoin de temps est variable d’un individu à l’autre, d’un contexte à l’autre ».

Francis comprend maintenant qu’il a souffert de courses contre le temps, toutes perdues d’avance, fixées par un chronomètre tenu dans la main d’un autre.

Quand le temps devient compté tel un indicateur de référence discriminant, aligné sur une norme arbitraire, par un manager qui ne dispose pas de la clé de calcul du besoin réel, on prive l’employé de toute chance de réussite et on le pousse vers une suite d’échecs inéluctables et mortifères.

Le temps autoritairement et aveuglément imparti pour une tâche donnée, par blocs rigides, de façon hiérarchique, étalonné sur le modèle du collaborateur le moins nécessiteux est une machine à produire de l’échec. Distribue-t-on l’oxygène ou les battements cardiaques en s’alignant sur les besoins d’un l’individu étalon ? heureusement non.

Un progrès serait de confier son temps à chacun sans le retenir comme une variable de comparaison discriminante pour l’appréciation de la performance. Libéré de cette cage de fer, ne resteraient alors que les succès, et la satisfaction d’avoir consacré ses compétences à produire une contribution utile et finalement épanouissante.

 

Note : Le personnage de Francis est fictif et d’autres chemins que celui de Francis peuvent sans doute conduire à l’épuisement professionnel


[23/03/2024]

Pourquoi je refuse les jeux de hasard

Je n’ai jamais gagné les 6 numéros du loto mais j’ai fait bien plus fort.

Quand j’étais très jeune, avec plein de copains, on avait repéré un ovule très attirant. Alors on y est allé tous ensemble. On était très nombreux, 300 millions d’après ce qui se disait, donc aucune chance que ça tombe sur moi. Mais on y croyait tous et on avançait dans une cohue indescriptible.

On était si nombreux qu’on ne voyait plus notre chemin on ne savait plus où on en était, puis à un moment, ne me demandez pas comment j’ai fait, je me suis trouvé face à l’ovule, j’étais le premier arrivé.

L’ovule et moi, ça a été le coup de foudre. Je ne sais pas ce que sont devenus mes autres copains, ils avaient l’air déçus, comme s’ils n’avaient plus aucun projet. Moi, cette rencontre a changé ma vie … Mais après une baraka pareille, j’ai peur que la chance refuse de me sourire une seconde fois forcément, alors je n’essaie même pas de jouer.


[04/04/2024]

Oui à une intelligence artificielle de tous les jours

Décidément il semble que l’homme éprouve une difficulté de dimension mystique avec les robots. Créer un robot lui semble un ultime défi, à sa mesure, créer lui-même un autre lui-même, se prendre pour Dieu si proche.

Depuis que la technique le permet on voit à la télévision des pantins en plastique dur blanc, sur deux jambes articulées, de taille vaguement humaine réussir à grimper des marches d’escalier, faire quelques pas de danse, clignant ostensiblement de grands yeux en plastique.

D’autres ayant pris visage humain veulent nous bluffer par leur aisance à soutenir des conversations à bâtons rompus de haute volée, rythmant le propos de mimiques faciales du plus bel effet. Le fait que la conversation prenne vite une tournure hilarante n’est pas un problème, il reste du travail à faire, mais on s’approche de la création suprême, la vie artificielle ou peut-être réelle allez savoir.

L’intelligence artificielle est proche cousine du robot. Là aussi visons le divin, créons des cerveaux qui apprennent à apprendre, à devenir des champions du monde d’échecs, des compositeurs de symphonies à mille voix, autant de tissus neuronaux qui nous font frémir, sans doute puissants au point de submerger un jour leurs créateurs à qui il manquait si peu pour être Dieu.

Mais stop ! Je n’ai pas besoin d’un robot en plastique en tablier de cuisinière qui fait cuire un œuf sur le plat en improvisant un poème épique en mandarin.

Par contre quand j’envoie mon colis par la Poste et que l’hôtesse me dirige vers l’automate, je serais bien preneur d’une interface enfin intelligente qui m’assiste et me rende ce moment moins pénible.

L’automate va me faire défiler une série de questions selon un cadre rigide, un ordre inexorable, rejetant parfois ma saisie directe en lui substituant une liste déroulante dont le résultat sera pourtant le même. Je devrai appuyer sur des boutons virtuels mal embouchés, confirmer ceci, refuser cela, lire et comprendre des mentions écrites en petit, appuyer sur oui ou sur non, annuler, revenir, et ne jamais traîner car les délais de réponse sont chronométrés et vous laissent en plan si vous avez trop longtemps réfléchi ou hésité.

Derrière moi, des usagers nerveux observent et trépignent.

Ce mode d’interaction avec les automates, pas seulement ceux de la Poste (SNCF, RATP, cinéma de quartier …) me fait penser à la ligne de commande rigide à la virgule près des premiers ordinateurs familiaux, comme le bien connu MS-DOS.

Rappelons-nous que les grands constructeurs de logiciels et de systèmes d’exploitation avaient un jour créé l’interface graphique. Pour supprimer un document, plus besoin d’écrire à la main DEL C:\SYSTEM\PROGR002\UTILS\ETDn_inst.BMP + ENTREE. L’écran montrait maintenant une corbeille miniature vers laquelle il suffisait de déplacer la petite image marquée du nom du document à l’aide d’une sympathique petite souris blottie au creux de la main.

Si la raréfaction des assistants humains devient inéluctable, au moins je voudrais un environnement intelligent capable de m’écouter, me comprendre et me parler, reformuler, gentiment, glanant les informations indispensables par de simples échanges verbaux, sans m’imposer un ordre, une séquence, une syntaxe, une formulation informatique. Il n’est pas nécessaire qu’un pantin blanc articulé joue ce rôle, un simple écran figurant un visage aux lèvres mobiles serait parfait (on sait faire, les audioprothésistes utilisent de tels écrans pour mesurer le lien entre compréhension auditive et lecture du visage).

Il ne s’agit pas ici d’implémenter une intelligence capable d’échanger avec brio sur n’importe quel sujet de classe universelle. Il ne s’agit que de maîtriser une problématique restreinte à l’envoi de colis postaux ou l’achat de billets de trains.

Quand ma Maman sera capable d’utiliser un tel automate, sans angoisse, sans transpirer, sans redouter la pression des usagers qui s’entassent, on aura bien progressé, on sera passé de la ligne de commande à l’interface intelligente. On en a grand besoin, dans toutes sortes de domaines !

Concernant la mauvaise humeur des usagers qui trouvent le temps long dans une file, en cas de guichet humain, c’est l’employé qui en assume normalement la responsabilité car la gestion de l’opération lui incombe et il est réputé compétent.

Mais lorsque l’usager est abandonné à l’automate, obligé de faire le travail avec les outils qu’on lui laisse, c’est vers lui seul que se focalisent les griefs de la foule, tous s’imaginant qu’ils auraient fait bien mieux et plus vite que la personne empotée devant eux dont ils voient et jugent chaque action. La différence c’est qu’eux ne subissent pas de pression perturbatrice. Leur tour arrive.