T29 – Sale campagne
[16/06/2025]
Sale campagne
J’ai découvert Paris à l’âge de 10 ans, au début des années 70. Je n’avais encore jamais vu autant de flots de gens allant en tous sens, aussi vite, sur tant de routes.
J’ai découvert le métro, son odeur, son bruit dans les tunnels, l’éclairage cru des compartiments, ses passagers nombreux, tassés, fatigués, aux costumes élimés, conversant parfois seuls.
Des trottoirs où il fallait ne pas quitter ses pieds des yeux au risque de partir en glissade. Et partout dans Paris des odeurs malsaines, des grilles d’où montait du sous-sol un souffle chaud et nauséabond. Le séjour parisien a duré une semaine et c’est avec soulagement que la petite famille regagna ses vallons meusiens.
Je suis retourné à Paris de nombreuses fois mais je n’ai jamais oublié cette première expérience. J’ai toujours été étonné par la suite que les habitants des grandes couronnes urbaines puissent évoquer la campagne en lui associant une sorte de culture de l’excrément, cela me parait un comble.
Une illustration avec cette petite histoire drôle bien innocente : Un jeune homme de la ville bien habillé observe un homme de la campagne cultiver son potager et notamment déposer un peu de fumier sur ses fraisiers. Il est très étonné et lui demande alors pourquoi il fait cela. « C’est pour que les fraises aient meilleur goût » lui répond le jardinier. Le jeune homme de la ville lui dit alors « c’est curieux, chez moi, je mets du sucre ».
A la campagne plus qu’à la ville parait il, il peut arriver de poser un pied à même la terre. Nos ancêtres travaillant dans les champs souillaient ainsi leurs sabots, que la littérature prétend du coup crottés. Ne sait-on pas faire la différence ?
Un autre terme répandu est celui de « cul-terreux ». Cette fois la terre se voit officiellement reliée au fondement. Pourquoi donc ? Dans celui de bouseux, on comprend que le biotope où s’épanouit l’homme du terroir est la bouse de vache. Cela porte bonheur dit-on.
Parfois une campagne particulièrement éloignée du tumulte des cités se verra qualifiée de « trou du cul du monde ». Et qui n’adhère pas au procès des ruminants des prés réduits à de grossiers appareils digestifs qui dégradent dramatiquement l’atmosphère tellement pure des villes.
A part de grosses concentrations fermières voulues par les seuls hommes, aucune odeur désagréable ne peut choquer à la campagne. Le parfum des foins, de la terre chauffée au soleil, de la plus petite fleur, du vent, même de la pluie, est celui du bonheur de vivre dans un habitat naturel. Le regard condescendant du citadin suffoquant dans sa promiscuité et le triste anonymat des grandes couronnes lui permet sans doute de se valoriser, de le rassurer sur un choix de vie qui le fait peut-être souffrir, mais plus richement codifié que ne le serait celui de l’homme du terroir, si élémentaire et mal dégrossi. Peut-être l’un et l’autre devraient-ils se rencontrer.
Aujourd’hui les villes se boisent ici et là, les squares fleurissent, les oiseaux montrent le bec. Peut-être que sans son avenir, l’homme aura évolué en une espèce plus adaptée aux fourmilières humaines denses aux principes complexes et mécaniques où l’individu se sera simplifié, entraîné dans une danse sans fin de gestes compliqués inconnus de l’homme du terroir, ce dernier vivant dans une entité territoriale de taille humaine, celle que tous ses ancêtres ont foulée avant lui, où les visages des hommes, femmes, enfants, ancêtres sont bien connus. Un homme toujours complexe dans les codes subtils de la nature intemporelle et ses invisibles courants telluriques.
Je vais m’autoriser deux caricatures, fondées sur mes quelques rencontres avec des parisiens et ceux qu’ils appellent des provinciaux :
Voilà comment le parisien semble se représenter son pays : D’abord une grande capitale, puis une succession de couronnes, de plus en plus profondes, de plus en plus primitives et sauvages.
Voilà comment le provincial semble concevoir son pays : un territoire hexagonal, parsemé de villes grandes et petites, de villages, de collines et de rivières.
Si nombre de parisiens méprisent les gens de la campagne, nombre de provinciaux fuient Paris, qu’ils connaissent bien plus que les parisiens ne connaissent la campagne.