T10 – Une gageure orthographique


[6 août 2024]

Une gageure orthographique ?

D’abord qu’est-ce qu’une gageure ? Selon l’académie française, c’est une « action, une entreprise qui, aux yeux d’autrui, semble un pari ou un défi sans chance de succès« .

Ce mot se rencontre parfois dans le langage écrit mais, si on en connaît bien le sens, on ne se risque pourtant guère à le prononcer de vive voix. Il semble vieilli, contemporain de nos lointaines Fables de La Fontaine.

D’ailleurs si d’aventure on tentait de le verbaliser, comment savoir si l’on doit dire [ga-jɶre] ou bien [ga-jure] ?

Il se trouve que la réponse officielle est [ga-jure] mais quand bien même on en serait informé, quelque chose nous pousse à pester contre cette prononciation à l’allure contre-nature. Après tout, on lit bien de nos yeux [ga-jɶre], alors pourquoi une telle ambivalence ? Qui a donc décidé d’autorité d’introduire cette complication ?

Amusons-nous à plonger dans une analyse de cette singularité de la langue française et observons de près, non pas les lettres e ou u, mais plutôt le g qui les précède.

Voilà une lettre un peu plus compliquée que les autres. Son fonctionnement ressemble beaucoup à celui du c. Ainsi, nous l’avons tous appris, un c se prononce [s] devant les voyelles e, i tandis qu’il se prononce [k] devant a, o, u.

Pour simplifier notre raisonnement, désignons e et i sous le terme de voyelles douces, tandis que a, o et u seront des voyelles dures. De la même façon, désignons c et g comme des consonnes douces quand elles précéderont e et i, tandis que c et g seront réputées dures devant a, o et u.

Ainsi, dans le mot cerise, la voyelle douce e adoucit le c. Dans le mot colline la voyelle dure o durcit le c. On observe un comportement identique pour la lettre g. Dans le mot girouette, le i adoucit le g, dans gamelle le a durcit le g.

Il est cependant tout à fait possible de forcer ces deux consonnes à se comporter de façon douce devant des voyelles dures et inversement.

Dans le mot cueillir, on entend le son [ke] et non [se]. Ce résultat provient du u, qu’on ne prononce pas et dont le seul but est de durcir le c.
Dans le mot guérir, on entend le son [gué] et non [jé], là aussi par la seule présence du u muet qui durcit le g.

Faisons maintenant l’inverse, l’oiseau appelé geai voit dans son nom un e non prononcé qui s’interpose entre g et a et adoucit donc le g.

Pour la lettre c, c’est un peu différent car on assiste à l’irruption d’un caractère bien pratique. Ainsi, l’archipel des Açores n’a pas besoin d’appeler un e à la rescousse pour produire ce qui serait alors « les Aceores ». La cédille a précisément pour rôle d’adoucir le c.

Revenons à notre gageure. Nous comprenons maintenant qu’il n’est pas possible d’écrire [ga-jure] avec un g sans l’adoucir vu qu’un u le suit. Et il n’a malheureusement pas été prévu de cédille capable de s’emboîter dans un g.

En conclusion, dans gageure, le e est tout simplement muet, il ne se prononce pas et ne sert qu’à adoucir le g prêt maintenant à faire entendre [ju].

Mais du coup on provoque bien un hiatus car eu est aussi ce que les professeurs appellent un digramme, qui se prononce [e], ou bien [ɶ] voire [u] (ex. : Dans ce j[eu], voici la pr[eu]ve que j’ai [eu] de la chance).

Heureusement l’Académie Française indique que gageure « Peut s’écrire gageüre« . Et voilà la solution, le recours à un ü tréma, qui va se charger de « rompre » le digramme litigieux, pour une prononciation désormais apaisée et claire comme de l’eau de roche 🙂