T20 – Revoir les étoiles

[24/10/2024]

REVOIR LES ÉTOILES

Quand avez-vous regardé un ciel étoilé pour la dernière fois ? La nuit existe-t-elle encore ?

En hiver, lorsqu’on s’éveille il fait encore nuit. La journée a pourtant déjà commencé et elle ne s’achèvera que très tard dans la soirée, bien après le retour de la nuit.

Sitôt levé, on inonde la maison de lumière. Cela pique les yeux mais on est habitué. On va d’une pièce à l’autre, on se réveille peu à peu, on s’habille, on prend son petit déjeuner puis on sort.

Dehors les lumières de la rue nous conduisent jusqu’au bus, éclairé lui aussi. On arrive au travail. Le soleil n’est toujours pas levé mais on voit partout autour de nous, comme s’il faisait grand jour. Le soir venu on verra clair jusqu’à la maison où les ampoules et néons, la télévision, les ordinateurs brilleront de mille feux. Vers une heure du matin, on fera l’effort de transporter sa somnolence du canapé vers la chambre à coucher. Il fera noir mais on ne verra pas d’étoiles, les paupières seront closes jusqu’au lendemain.

Le weekend venu, on restera un peu plus longtemps au dehors. Le soir on quittera ses amis et on rentrera, toujours sans apercevoir d’étoile au-dessus de nous, le puissant éclairage public veillant à toujours guider nos pieds, c’est le plus important, le jour humain dure tellement plus longtemps que le jour terrestre.

Le spectacle des étoiles n’est pas complètement absent pour autant, les écrans de cinéma et de télévision montrent celles-ci chaque fois qu’il est question de romantisme ou de conquête de l’espace. On les voit alors nombreuses, très nombreuses, des millions, telles des gerbes d’étincelles, toutes de la même couleur, du même éclat.

Y a-t-il vraiment autant d’étoiles dans le vrai ciel ?

Allez c’est décidé, ce soir juste avant de monter dormir, je jette un coup d’œil vers le ciel pour admirer ce merveilleux spectacle de la nature. Hop, j’ouvre la porte donnant vers le jardin je lève les yeux et je ne vois que du noir au-dessus de ma tête. Peut-être faut-il éteindre les lumières de la maison.

C’est maintenant chose faite pour la cuisine, le séjour et le couloir. Je mets de nouveau le nez dehors, lève la tête mais ne vois guère mieux. Il y a bien quelques points lumineux mais ils clignotent et avancent lentement, ce sont des avions. Un autre point brille et semble immobile, c’est sûrement une étoile, mais où sont donc les autres ? Le ciel est sombre, l’horizon est cependant entouré de halos lumineux nourris par les cités avoisinantes, et de nombreuses maisons n’ont pas encore éteint leurs feux, voilà sans doute pourquoi les étoiles restent invisibles. Il n’est que 23 heures après tout, j’ai le temps de visionner une série télévisée et de revenir d’ici une petite heure, les conditions auront sans doute évolué.

De retour dans le jardin un peu plus tard, tous feux éteints cette fois, je tente de pointer un nouveau regard vers le ciel. Les lumières extérieures proches ont disparu mais le halo des villes est encore présent. Je vois quand même quelques fins points mais voilà qu’entretemps une Lune éblouissante s’est levée. Et je vois de fins nuages qui passent devant elle. Le temps n’est pas propice, pas de chance, allons dormir, je tenterai de faire mieux une prochaine fois.

Quelques soirs plus tard, je retente l’expérience, après une journée s’étant montrée bien ensoleillée et sans nuages. Dans l’obscurité je franchis le seuil donnant sur le jardin et avance à tâtons. Bien qu’il soit très tard, la lune n’est pas levée, je vois un ciel bien sombre. L’étoile de l’autre soir est visible, ainsi que deux ou trois ici et là. Elles ne bougent pas ce ne sont pas des avions. Mais où sont donc les millions d’étoiles que nous montrent la télévision et le cinéma ? Je ne comprends pas.

Je rentre, j’illumine le salon, sors l’encyclopédie et allume internet pour progresser sur le sujet. Je veux savoir comment m’y prendre pour enfin m’émerveiller du ciel étoilé. Dans mon enfance, le ciel était souvent rempli d’étoiles, mon père m’avait appris à reconnaître la Grande Ourse et l’Etoile polaire. Il disait d’ailleurs Grand Chariot et non Grande Ourse.

Après une séance de recherche studieuse, me voici rassuré, les étoiles n’ont pas disparu, il faut juste aller les chercher là où on les voit, c’est à dire loin de la ville et ses lumières. Je lis aussi que l’œil a la faculté de s’habituer graduellement à l’obscurité, et qu’il est nécessaire de se plonger pas moins de 30 minutes dans le noir complet pour en tirer la meilleure sensibilité. Une sensibilité fragile, ruinée par le moindre phare de voiture qui passerait au loin.

J’ai aussi appris que le nombre d’étoiles visibles en même temps n’est que d’un millier tout au plus, et dans les meilleures conditions, c’est beaucoup moins que les représentations télévisuelles.

Je suis maintenant prêt à contempler le ciel, je vais pouvoir retrouver ces étoiles oubliées. Je regarde la météo des jours à venir, m’assure que la Lune ne culminera point et planifie un petit déplacement vers une zone nettement moins habitée que ma petite banlieue de province.

Arrivé à destination après quelques kilomètres, je gare la voiture et éteins tout ce qui peut produire de la lumière, en particulier mon téléphone. Je sors du véhicule, me place sous le ciel, levant lentement les yeux. Je vois enfin plusieurs étoiles brillantes et quelques autres, disséminées aux quatre coins de la voûte céleste.

Je me prépare à patienter trente minutes dans le froid, le temps que mes yeux s’acclimatent à la lueur ténue du ciel profond. Je sors à tâtons ma thermos et me verse une tasse de café. J’ai pris soin d’emporter des vêtements chauds.

Je constate que mon œil s’adapte vite. Tout autour de moi je perçois des détails jusqu’alors invisibles, comme la silhouette des arbres. De plus en plus d’étoiles s’éveillent. Je tente de repérer la Grande Ourse. Elle est sous mes yeux, elle n’a pas changé. Des étoiles de plus en plus faibles se révèlent. La nuit est noire, sans lune, sans nuages. Les minutes passent.

Cela fait maintenant une heure que je suis arrivé et le spectacle est à présent saisissant. Je ne sais pas s’il y a mille étoiles au-dessus de moi mais je pense n’en avoir jamais vu autant auparavant. Certaines sont énormes de luminosité, d’autres ne sont que de fins points à peine perceptibles. Elles sont rapprochées les unes des autres mais séparées d’un noir profond. Elles forment entre elles, comme pour jouer, des alignements, des formes simples, des losanges … Je distingue des nuances de couleurs, des étoiles parfois jaunes, blanches, rouges, bleues. Je les vois si proches que pour un peu je pourrais tendre le bras et les saisir de ma main. Leur immobilité scintillante leur donne un air écrasant comme si elles me regardaient à leur tour. Et dans le silence de la nuit, je crois entendre leur éclat comme s’il s’agissait d’un tumulte céleste. Le spectacle est certes grandiose mais ce que je ressens se situe au-delà. Je suis en train de vivre une expérience mystique. Gagné par l’émotion de ce spectacle intimidant, j’acquiers une conscience plus aiguë de ce que je contemple, de mon statut, celui d’un minuscule corpuscule humain, tout au bord de son monde qu’est la Terre, et aux portes de l’univers que je regarde les yeux grands ouverts. Des questions se bousculent, jaillissant de l’inconscient profond, face à l’existence, la création. L’immensité devant moi me bouleverse et m’apaise à la fois. L’univers existe, je le vois de mes yeux, ce n’est plus un exercice abstrait de théoricien, ses milliers d’années-lumière et ses mondes inaccessibles commencent à quelques mètres de moi. Je ne contemple plus le lointain, ce soir je fais corps avec le cosmos, moi si petit, si simple, je suis un grain d’univers.

Le froid me gagne, je rejoins la voiture. L’enchantement de cette soirée se rompt d’un coup au moment où l’ouverture de la portière déclenche l’illumination de l’habitacle. Je prends place, j’allume les phares, descends la vitre pour jeter un dernier regard vers le ciel mais toutes les étoiles ont disparu, l’œil a perdu d’un coup son accommodation à l’obscurité, la porte de l’univers est refermée.

Le spectacle lumineux de mes prochains jours sera le sol et mes pieds me menant vers le bus pour de nouvelles journées saturées de lumière et leurs pensées bien centrées sur mon petit monde terrestre. Mais je compte ne rien perdre de cette nouvelle faculté de lever la tête pour la plonger à nouveau dans l’univers. Nous avons la chance d’avoir des yeux à la portée sans limites, ce serait dommage de ne leur montrer que nos pieds 🙂