T08 – Révélation Glenn Gould


[17/06/2024]

Révélation Glenn Gould

Je connaissais Glenn Gould depuis longtemps. J’avais entendu un beau jour sa légende sur la radio France Musique, celle d’un pianiste talentueux mais un peu particulier, atteint d’agoraphobie, ne jouant qu’en studio et publiant des enregistrements constitués de montages.

J’ai fini par découvrir son image à la télévision. Je le savais spécialiste de Bach, un répertoire que je connaissais bien. Pourtant cette fois-là je n’ai pas accroché. Le monsieur parlait beaucoup, revendiquait pouvoir tout jouer au piano, instrument qui n’existait pas du temps de Bach. J’écoutais Glenn Gould interpréter le premier contrepoint de l’Art de la Fugue comme une simple curiosité, un caprice de pianiste.

J’ai revu le personnage à d’autres reprises. Il était toujours accompagné d’un monsieur infiniment complaisant. Une des discussions avait porté sur ce que Glenn Gould appelait la découverte de la lenteur, illustrée par son enregistrement tardif des Variations Goldberg d’une durée souvent présentée comme bien plus longue que le premier de 1955. Comment alors comprendre et accepter qu’on impose à l’auditeur un tempo si saugrenu, voulu tel un caprice par le seul interprète ? Je regardais avec intérêt malgré tout les mains exécuter des œuvres que je ne connaissais que par l’écoute, mais je ne restais jamais longtemps devant l’écran. Voir Glenn Gould montrer ses mimiques diverses était toujours un peu pénible. Cela faisait partie de sa légende disait-on. Par exemple il jouait avec un visage tout près du clavier. Il était assis très bas, n’utilisant que le tabouret que son père lui avait fabriqué. Alors que ses doigts volaient sur le clavier, il semblait imiter un canard avec sa bouche, tandis que si une main se libérait un instant, elle s’élevait comme pour diriger un orchestre imaginaire. Et Glenn Gould chantait toujours d’une voix grave bien audible pendant le jeu. J’avais du mal à prendre ce personnage au sérieux.

Une fois une chaîne de télévision a diffusé un film s’intitulant Trente petits films sur Glenn Gould. Trente comme les trente Variations Goldberg. Un comédien interprétait Gould et chaque séquence mettait en lumière un trait de sa personnalité. On entendait des témoins rapporter des anecdotes, tel son accordeur personnel, ou un ami que le pianiste avait réveillé en pleine nuit pour lui chanter au téléphone un opéra entier qui venait de l’enthousiasmer. Son intérêt profond pour les problématiques du Grand Nord y apparaissait, tout comme son armoire à pharmacie débordante révélant des obsessions hypocondriaques. Il y avait tant à dire et à montrer sur une personnalité aussi étrange.

J’ai regardé ce film, là encore du coin de l’œil. Une des scènes illustrait la rencontre entre Glenn Gould et Norman McLaren, un réalisateur de cinéma d’animation. Tout au long de la séquence on assistait à une sorte de danse de sphères de couleurs, sur fond sonore d’une fugue de Bach interprétée par Glenn Gould. Le jour où j’ai réellement découvert Glenn Gould fut cette seule fois où on ne le voyait pas et où personne ne commentait ses bizarreries. Débarrassé de ses jeux de scène parasites et sans doute involontaires, il restait une interprétation absolument juste et touchante. Il n’y avait là aucun caprice de star, aucune mise en avant d’un artiste narcissique.

Je ne connaissais du Clavier Bien Tempéré que les trois quarts, soit 3 disques disparates achetés ici et là à bas prix sur les 4 que comptait habituellement une intégrale. C’était la première fois que j’entendais la fugue n° 14 et le choc fut tel que dans les mois qui suivirent, j’avais acquis et au prix fort tous les enregistrements de Glenn Gould qu’il m’avait été possible de trouver.

A de rares exceptions, j’ai toujours été emballé et en phase avec son interprétation, par un jeu pianistique lumineux d’énergie, reconnaissable entre tous. Pour comprendre Gould il me suffisait désormais de l’écouter et ne plus m’attarder sur son image et les jugements outrés des uns ou des autres. Ainsi, les commentaires sans fin sur le second enregistrement des Variations Goldberg, d’une lenteur si choquante qu’elles résumeraient à elles seules l’étrangeté du personnage.

Que disait Glenn Gould ? je l’ai fait car l’enregistrement précédent était en monophonie tandis que le second est maintenant en dolby stéréo, et aussi parce que j’ai découvert la vertu de la lenteur. L’écoute le confirme mais là encore pourquoi tant d’émotion ? Le son monophonique et sourd de l’enregistrement de 1955 est en effet bien moins bon. Quant à la lenteur qui offusque tant ceux qui n’ont pas écouté, elle est juste très (trop ?) prononcée pour une seule variation. Les deux arias de début et de fin sont affectées aussi par le tempo mais cela reste un choix raisonnable. Deux autres variations sont jouées lentement mais c’est tout simplement le tempo adéquat. Pour toutes les autres variations, le tempo est juste ralenti par rapport à celui, effréné, du premier enregistrement. Où est l’étrangeté ? D’autant que la variation extrêmement lente l’est plus encore dans le tout premier enregistrement. On doit bien sûr ajouter à cela la pratique ou non des reprises. Chaque variation se compose de deux parties pouvant faire l’objet de reprises, que les interprètes exécutent habituellement à leur gré. Or Glenn Gould n’en pratique aucune dans sa première version, tandis qu’on peut en rencontrer dans la seconde.

Je montre ci-dessous la comparaison des durées des deux enregistrements des Variations Goldberg.

Au vu de ces éléments on peut conclure que les commentaires outrés sont sans doute excessifs.

Beaucoup de bizarreries imputées au personnage n’en sont pas et trouvent explication de la bouche même de l’artiste. Sa seule réelle étrangeté me semble avoir été de n’avoir jamais rien fait pour les masquer ou les atténuer aux yeux des autres.