T05 – Un épuisement professionnel
[08/02/2024]
Focus sur un épuisement professionnel
Tout a commencé par un retard de travail qui n’a jamais pu être rattrapé. Francis l’a vu enfler au fil des semaines et s’est senti dépassé.
Francis comptait sur le questionnaire du bien-être au travail qu’il devait rendre à son manager. Il y aurait exposé ses difficultés, le mal-être professionnel qu’il vit depuis plusieurs mois. C’est pourtant un questionnaire neutre qu’il a rendu, s’étant censuré, renonçant à évoquer ce qu’il ne sait comment traduire en mots, beaucoup trop gros pour ces interlignes si proprement formatés.
Francis se révèle aujourd’hui totalement accaparé par son travail, jour et nuit. Il y consacre tout son temps y compris celui des loisirs, devenus strictement inexistants. Les problèmes qui y sont liés sont en permanence à son esprit et il est de plus en plus découragé, ayant perdu le goût et même le mode d’emploi d’une contribution passée.
Qui sait définir un burn-out ? Comment le repérer ? Le mode opératoire se déroule pourtant souvent devant nos yeux. Le burn-out est une spirale qui focalise les problèmes vers l’intérieur, vers soi-même et jamais vers l’autre. Alors que Francis sait de longue date ce qu’il doit faire, ce qui correspond à ses valeurs professionnelles, notamment le souci d’une contribution de qualité, il constate qu’il n’y arrive pas et ne comprend pas complètement pourquoi.
Le mot échec, brutal, tourne en boucle dans sa tête et les conclusions qu’il en tire sont :
« Je ne viens pas assez tôt au travail », « je pars trop tôt du travail », « j’ai tort de rentrer chez moi le midi », qui est devenu « j’ai tort de prendre une pause le midi », « j’ai tort de ne pas prendre de travail à la maison », qui est devenu « j’ai tort de prendre si peu de travail à la maison ».
Quand tout le temps disponible a été étiré, il reste la dernière solution, celle de s’imputer les insuffisances : « je ne suis plus bon à rien, je ne sais plus faire mon travail, je ne suis plus compétent, je ne suis plus rien ».
Francis se lève aux aurores et prend son café avec un dossier ouvert, y compris le dimanche. Pour Francis, il existe une règle impossible à remettre en cause : « le chef donne le travail et le subordonné l’exécute » quel qu’en soit le poids c’est normal, indiscutable. C’est le lot de tout employé, y compris quand des applications informatiques inachevées, mal ficelées achèvent d’écraser le fardeau, nourrissant au fil de l’eau un retard sans issue. En cas de manquement à ce principe de subordination, la culpabilité et le déni de soi feront un chemin destructeur.
Francis est épuisé, nerveusement et physiquement. Sa tête fonctionne mal. Son esprit est entravé par un bruit mental permanent. Le temps puisé dans une journée ne lui suffit plus à produire davantage qu’un atome de travail. La pensée est devenue telle l’évier bouché qui vient à bout de quelques millilitres d’eau au prix de longues heures au cours desquelles les molécules parcourent des chemins tortueux autour d’épais et hideux résidus enchevêtrés.
Francis se cache. Il ne croise plus ses collègues, le précipice sous ses pieds lui fait honte. Il cache à son chef qu’en plus du travail confié, il œuvre dans le secret à résorber un retard au visage monstrueux, alors même que les efforts qu’il fait pour fixer son attention n’aboutissent plus qu’à des instants de concentration fugitifs.
Francis est seul. Les canaux de communication ne lui sont plus adaptés y compris les dispositifs d’écoute psychologique qui lui paraissent vains et faits pour d’autres.
Francis a un besoin crucial de pause longue et réelle. Le répit ne viendra pas du médecin traitant. Francis est réticent à le solliciter. La dernière fois qu’il l’a rencontré, il a refusé le moindre arrêt au motif que tant de travail l’attend à son bureau.
Alors que faire ? Le médecin du travail a de toute évidence un rôle important de diagnostic et d’alerte. La visite médicale biennale ne peut suffire. L’équipe managériale doit à son tour être en mesure de détecter les signaux. Par exemple le jeu de cache-cache quotidien avec la borne de pointage, forcément remarqué par un supérieur attentif. Que fera-t-il ? Laissera-t-il Francis seul, enfermé dans ce comportement coupable au motif qu’il a signé un protocole d’horaires, qu’il déborde pourtant systématiquement ? Doit-il lui accorder un entretien ? Mais si à l’issue rien ne change, si les yeux regardent ailleurs, l’effet sera éphémère et finalement stérile voire dangereux, car la dépression et les pensées suicidaires ont commencé leur chemin.
Il est possible que sous le mot « burn-out » se cache une sorte de cancer de la culpabilité. Il s’attaque au cerveau en le remplissant de bruit mental qui l’entrave et le noie dans un sentiment d’échec, de déconsidération, de mépris de soi. Quelles sont aujourd’hui les marges de manœuvre de Francis. Toute sa personne est meurtrie au sang par le travail et ses douleurs muettes. Les loisirs qui permettraient de se ressourcer n’existent plus. L’énergie, le goût d’en profiter non plus. Le moral, la volonté, la foi en un avenir ont perdu sens.
Le burn-out de Francis n’est pas une saine fatigue survenant lors de l’accomplissement d’une production cyclopéenne. Il résulte d’une situation de pourrissement solitaire dont Francis ne sait désigner d’autre coupable que lui-même, alors que l’idée même d’une issue est rongée par la même gangrène.
Francis est en danger. Il se consume de ne savoir réagir, de ne pas disposer du mode d’emploi de la révolte, d’une culpabilité qui enfle sous le regard accusateur de l’autre, réel ou déliré, celui de la hiérarchie, celui qui sépare qui est performant de qui est fragile.
Francis est enfermé dans une prison, un labyrinthe surhumain qui grossit chaque jour davantage et à l’issue toujours plus fuyante.
Transportons-nous dans un futur apaisé et imaginons que Francis ait retrouvé une sérénité qui lui permette maintenant de poser un regard sur cette période passée. Écoutons ce qu’il nous dit :
« Chacun a besoin de moyens pour accomplir son travail. Il a par exemple besoin d’oxygène, d’espace, de temps, d’outils, de synergie. Ce besoin de temps est variable d’un individu à l’autre, d’un contexte à l’autre ».
Francis comprend maintenant qu’il a souffert de courses contre le temps, toutes perdues d’avance, fixées par un chronomètre tenu dans la main d’un autre.
Quand le temps devient compté tel un indicateur de référence discriminant, aligné sur une norme arbitraire, par un manager qui ne dispose pas de la clé de calcul du besoin réel, on prive l’employé de toute chance de réussite et on le pousse vers une suite d’échecs inéluctables et mortifères.
Le temps autoritairement et aveuglément imparti pour une tâche donnée, par blocs rigides, de façon hiérarchique, étalonné sur le modèle du collaborateur le moins nécessiteux est une machine à produire de l’échec. Distribue-t-on l’oxygène en s’alignant sur les besoins d’un l’individu étalon ? heureusement non.
Un progrès serait de confier son temps à chacun sans le retenir comme une variable de comparaison discriminante pour l’appréciation de la performance. Libéré de cette cage de fer, ne resteraient alors que les succès, et la satisfaction d’avoir consacré ses compétences à produire une contribution utile et finalement épanouissante.
Note : Le personnage de Francis est fictif et d’autres chemins que celui de Francis peuvent sans doute conduire à l’épuisement professionnel