T01 – Le Roger et la Cindy
[07/01/2024]
LE ROGER ET LA CINDY – RÉFLEXION SUR LE PRÉNOM PRÉCÉDÉ DE LE OU LA
Etant tombé voici peu sur une discussion portant sur l’usage de l’article défini précédant le prénom, j’apporte ici un éclairage tiré de ma propre expérience.
Le titre de cet article doit d’ores et déjà en consterner plus d’un par la lourdeur qui se dégage d’un parler sans doute profondément rural, tel que volontiers fantasmé de l’intérieur des grandes couronnes urbaines.
J’ai grandi dans un village de Lorraine. Je coupe court d’emblée aux clichés d’une ruralité encrottée, tels que j’ai pu en lire. Ainsi, le village n’était pas une suite interminable de fermes malodorantes, abritant au plus 20 personnes chaussées de bottes en caoutchouc montant jusqu’au menton, ne se déplaçant qu’en tracteur et bredouillant un patois miséreux. La campagne ce n’est pas cela. Le village offrait d’ailleurs différentes activités industrielles et tertiaires, et était proche du chef-lieu de département.
L’article précédant le prénom était la règle pour beaucoup, en particulier les plus anciens. Voilà comment cela se passait :
Ma tante se prénommait Colette. Sa fille, ma cousine, s’appelait Corinne. On disait « Tu as des nouvelles de la Colette ? », « La Corinne vient d’entrer au CP. As-tu des nouvelles du Denis ? J’ai parlé avec la Colette du Louis avant-hier … ».
La personne n’était jamais interpellée avec son article. On ne disait jamais « la Colette reprends-tu une part de tarte ? », mais « Colette, reprends-tu » … L’article n’était pas prononcé à l’insu de la personne, comme on le ferait avec un surnom désavantageux. On pouvait dire par exemple : « Dominique tu devrais avoir un appel du Fabrice, je lui ai dit « tu n’as qu’à appeler le Dominique ».
L’article n’était pas prononcé de façon lourde et traînante (comme on y assiste dans le film « la soupe aux choux », caricature laide et ignorante du monde de la campagne). L’article était affectif, il semblait signifier notre Colette à nous. Si on avait juste dit « Colette », la réaction aurait été: « quelle Colette ?». Remplacer « La Colette » par « Colette » aurait donné l’impression d’une prise de distance froide et incompréhensible.
Dire « la Corinne » renforçait le côté mignon et membre de la famille du petit enfant. Je n’ai jamais utilisé l’article avec mes propres enfants, je n’habite plus en Meuse depuis l’âge de 16 ans, mais ma mère leur en attribuait un systématiquement.
Pour illustrer la cohérence d’une telle pratique, je propose un comparatif avec le nom des villes. Dirait-on je vais à la Marseille, je passe par le Lyon avant de visiter la Bordeaux ? Cela semblerait terriblement lourd. Pourtant qui ressent cette lourdeur en entendant « j’arrive du Tréport, je me rends au Touquet et pars assister aux Vingt-Quatre Heures du Mans ». Ou bien « j’habite Le Havre, je vis au Havre mais je ne suis pas du Havre » ? Ces villes comportent un article défini dans leur nom, article qui est remplacé sans complexe par « au », « du », au gré du propos sans que cela gêne les oreilles de qui que ce soit. Ainsi on ne dit pas « Je vis à LE HAVRE » mais « au HAVRE ».
On peut poursuivre avec la façon officielle de désigner les pays : On dit « France, douce France » mais « LA France », « L’Espagne, « je vais AU Portugal », « j’arrive DU Danemark ». Se sent-on pesant ? Pourtant si j’essaie de dire « LE Taï-wan », ou LA Ceylan, pays de l’Océan indien appelé aujourd’hui « LE Sri Lanka », on retrouve la même gêne vis à vis de l’article. Les Anglais disent Spain, France, Germany, nous voient-ils chaussés de sabots crottés ?
S’agissant de ces parlers locaux, ajouter un article à un prénom est simplement un usage courant, vécu comme naturel par les natifs de ces régions. Remarquons enfin qu’il est difficile à ces derniers de priver de son article quelqu’un qui en a toujours bénéficié, tout comme en attribuer un à qui n’en a jamais eu. On pourrait rapprocher cette difficulté de celle éprouvée lorsqu’on se décide à tutoyer une personne vouvoyée de longue date, ou à l’inverse quand il s’agit de vouvoyer quelqu’un à qui on a toujours dit « tu ».
Une telle comparaison, qui conduirait presque à imaginer que l’usage d’un article devant un prénom puisse être apparenté à une forme particulière de tutoiement, étendu alors à la 3e personne, peut pour le moins aider à mieux concevoir cette pratique des terroirs, étrange pour beaucoup et pourtant bien vivante.