T23 – PLAYTIME Time
[19/01/2025]
Playtime time
En toute fin d’année 2023, je fus témoin d’une chose que j’avais longtemps pensée inconcevable.
Dans ma rue, au cœur de la banlieue lilloise, la municipalité avait déjà suspendu depuis deux semaines les habituelles décorations lumineuses. Les habitants en avaient fait autant autour de leurs fenêtres, parfois sur leurs façades. Beaucoup s’étaient impliqués, plus que d’habitude.
Aux décorations scintillantes s’ajoutait la lumière vive des pièces à vivre donnant sur la rue, dont seuls de fins rideaux protégeaient l’intimité, parfois même pas.
Marchant le soir dans le quartier, je voyais les silhouettes se mouvoir dans les pièces, les personnes s’asseoir, lire, se lever, vivre. Bien sûr il ne s’agissait pas d’observer l’intimité des autres, mais comment ne pas remarquer que cette intimité était levée, abolie, presque exposée. Les voisins étaient-ils devenus insensibles aux autres ? A moins que ce soit le contraire ?
Cette vision d’intimités transparentes me rappelait avec une certaine douleur les appartements-vitrines imaginés par le cinéaste Jacques Tati dans son film Playtime de 1970. Adolescent, j’avais vu ce film et la vision des personnes vivant leur quotidien au vu de tous dans leurs pièces crûment éclairées, sans protection visuelle autre que les immenses cloisons transparentes m’avait choqué. Je ne comprenais pas ce que le cinéaste voulait représenter. Je ressentais ces images comme une agression, la vision angoissante d’une société sordide qui n’existerait jamais, j’en faisais le vœu.

En cette période de fêtes, rien ne m’est paru agressif dans mon quartier. Je voyais les gens s’ouvrir aux passants de leur rue, à leurs voisins. Cela semblait dire « nous ne passons pas les fêtes ensemble mais nous nous connaissons tous, au moins de vue, et dans nos cœurs, dans nos pensées nous sommes ensemble, au delà des murs ».
J’ai vu quelque chose d’exceptionnel dans ce comportement collectif spontané, auquel j’ai moi-même adhéré en laissant les volets ouverts un peu plus longtemps tandis que les lumières du soir éclairaient déjà les pièces. Les passants ont sans doute aperçu nos silhouettes, les guirlandes du sapin clignoter. On ne ressentait pas de gêne, on n’avait rien à nous cacher finalement, on était juste en harmonie entre nous tous à l’échelle d’un petit quartier, pour quelques jours.
La première semaine de janvier passée, les lumières se sont naturellement tournées de nouveau vers l’intérieur.
Je n’ai plus remarqué ce phénomène fin 2024. Le petit miracle humain qui s’est déroulé sous mes yeux, soir après soir, c’était juste en 2023. Peut-être que le souvenir proche des dernières années, où un certain coronavirus nous avait tant compliqué la vie et mis à bonne distance les uns des autres, avait nourri cet élan collectif, un plaisir de se savoir proches de nouveau, plus fort pour une fois que le repli chacun chez soi, portes lourdes et volets clos.