T16 – C’est quoi être gaucher en 1967 ?
[05/09/2024]
ÊTRE GAUCHER EN 1967
La sinistralité est le fait d’être gaucher ou gauchère, et à cette époque elle ne portait pas trop mal son nom. Au cours de cette petite réflexion j’utilise les termes de mon invention « main franche » (la main droite des droitiers, la main gauche des gauchers) et « main frêle » (l’autre main). J’aurais pu aussi dire « main d’appel » puisque les professeurs de sport parlent de « pied d’appel ».
Des mots comme « gaucher », « autodidacte », « provincial » ont-ils un sens en dehors des sphères parisiennes, diplômées, dextres qui les emploient ?
Le gaucher est-il ce personnage si différent, doté d’un cerveau aux hémisphères inversés voire spécifiquement câblés, aux facilités créatrices et sportives reconnues, à tort ou à raison ?
Je suis gaucher. L’aurais-je remarqué si d’autres n’avaient pas trouvé cela étrange ? Je ne sais d’ailleurs pas si je suis gaucher du pied ou de l’œil et je n’ai jamais eu besoin de cette information qui n’a d’ailleurs jamais intéressé personne.
C’est à l’école, dès le cours préparatoire que j’ai compris que je me trouvais dans un monde de droitiers. Quand il s’est agi de manier un porte-plume trempé dans l’encrier pour tracer des mots de gauche à droite et râcler au passage ces satanées gouttelettes tout juste déposées, déclenchant les colères de l’instituteur, j’ai compris que je possédais quelque chose de remarquable.
M. Thévenin était un bon bonhomme. Sa carrure lui donnait l’autorité dont un instituteur a besoin. Il pouvait du coup se montrer blagueur, malicieux, gentil, mais voir un garçonnet utiliser sa main gauche à sa guise le rendait fou.
Combien de fois les adultes me rapportaient que de leur temps, les écoliers gauchers avaient le bras attaché dans le dos pour les forcer à utiliser la seule main qualifiée par le rectorat pour tenir un crayon.
En cette année 1967 les choses venaient visiblement de changer. Sans doute cette décision de laisser faire émanait-elle d’un obscur fonctionnaire parisien déconnecté du terrain, une décision contestée par un corps enseignant qui lui seul savait, c’est évident, gérer les rares élèves manifestant encore quelques tendances gauchères qu’il faudrait corriger tant qu’il était temps.
Monsieur Thévenin venait de se plier à cette tolérance nouvelle, mais elle le révulsait. De cette année scolaire je n’ai pas de souvenirs pénibles que m’auraient laissés l’apprentissage de la lecture ou du calcul. J’ai juste été durablement dégoûté de mon écriture, toujours qualifiée avec un mépris teinté de colère de « pattes de mouches ». A quoi bon avoir de bonnes notes en dictée, je restais avant tout un gaucher malpropre, tout juste toléré par l’enseignant. Je découvrirai bien plus tard le plaisir de produire de l’écrit avec une latéralisation indécelable mais ce sera cette fois avec un ordinateur capable de traitement de textes et plus jamais avec une main que les rejets finiront par rendre bègue.
Un dégoût qui m’a suivi longtemps, nourri par les remarques régulières entendues jusque dans la sphère professionnelle quand on me voyait crayon en main. Un jour un triste sous-directeur me dit, avec sincérité et sans songer à me complimenter : « pour un gaucher vous n’écrivez pas trop mal », tout en avouant voir de la souffrance dans ma façon d’écrire. Je n’éprouvais pas de souffrance, plus simplement une gêne dans la seule situation où je devais, devant lui ou d’autres, remplir un épais carnet à souches.
Un carnet à souches est un objet répandu dans le monde administratif. Il a été conçu voilà bien des siècles à l’usage exclusif d’une population droitière. On y inscrit quelques informations sur la souche à gauche puis on remplit la formule à sa droite, qu’on détache ensuite. Quand le carnet de 100 formules a été complètement utilisé, ne restent que les souches. Dans le cas d’un carnet non terminé mais bien utilisé, une main gauche devra chevaucher l’épaisseur indisciplinée des souches avant d’atteindre la formule de droite en contrebas, crayon tenu en son milieu, geste pénible et disgracieux. La latéralisation de l’individu n’y est pour rien car un droitier utilisant, de sa bonne main droite, un carnet à souche imaginaire conçu cette fois avec formule à gauche et souche à droite aurait éprouvé exactement la même gêne à exécuter un tel geste.
Mis à part l’usage des carnets à souches, ma vie de gaucher n’a jamais été perturbée par cette différence qui étonnait tant les droitiers. Ma main gauche réussissait à s’accommoder de tous les instruments de droitiers, et quand il le fallait ma main droite n’était pas trop maladroite, sauf pour toute tentative d’écrire bien sûr. L’écriture manuelle, notamment son apprentissage, est une chose difficile, fatigante, réclamant concentration, minutie. Tracer de minuscules caractères sans couper les interlignes est le geste le plus désagréable à acquérir pour un enfant, a fortiori s’il l’exécute de sa main frêle tandis que sa main franche trépigne de frustration d’être prête et n’être pas autorisée à agir.
J’ai eu cette chance de ne pas être trop handicapé, tous les gauchers ne semblent pas à la même enseigne, je pense aux utilisateurs de ciseaux pour gauchers, de souris d’ordinateur pour gauchers, etc. La population de gauchers serait-elle non homogène ? Y aurait-il toutes sortes de gauchers et finalement tout autant de droitiers ?
Une chose m’a toujours étonnée, l’indifférence mutuelle des gauchers. Un gaucher ne ressent aucune attirance, aucune complicité ou consolation en découvrant que l’autre est gaucher. Il n’en va pas de même pour un prénom commun, source fréquente d’amitiés spontanées dans les cours de récréation. Rien de tel pour les gauchers qui ne se reconnaissent pas d’affinité particulière.
Les gauchers seraient-ils une simple invention de droitiers ? Un jour, je me suis inscrit sur un forum internet de gauchers. Je m’y suis présenté comme c’est souvent la tradition en décrivant en trois mots mes quelques turpitudes du quotidien. J’y ai rencontré en réponse des messages remplis d’empathie et de gentillesse. Puis j’ai lu les témoignages des centaines de gauchers avant moi. On remarquait que certains gauchers se disaient maladroits – c’est normal car ils étaient gauchers – tandis que d’autres se déclaraient très adroits – c’est normal, Léonard de Vinci était gaucher -, d’autres étaient toujours perdus dans un endroit inconnu – quoi de plus normal pour un gaucher – quand d’autres au contraire avaient un excellent sens de l’orientation – normal, les gauchers ont le sens de l’espace – , d’autres se déclaraient constamment handicapés dans ce monde de droitiers alors que d’autres encore s’y trouvaient globalement à leur aise …
Non seulement je ne voyais pas deux gauchers pareils mais leurs caractéristiques a priori typiques pouvaient être contradictoires. A croire que tout n’était qu’affaire de légendes. C’est ce que j’ai suggéré dans un second et dernier message. Je me suis alors pris une volée de bois vert et ne suis plus revenu, sans pour autant avoir changé d’avis.
Un gaucher se remarquerait-il dans une société où on ne devrait pas tenir un crayon ? N’était-ce pas le crayon scolaire qui en 1967, révélant une main franche pas toujours identique pour tous, allait s’évertuer à inclure dans le processus d’éducation, parfois de force, une latéralisation unique, du moins en apparence.
Le gaucher et son utilisation risquée du porte-plume baveur mettait pourtant en évidence une pratique bien arbitraire : La langue française s’écrit de la gauche vers la droite. Pourquoi ? Qui l’a décidé ? Le monde arabe fait le contraire, il ne s’agit donc pas là d’un geste instinctif de droitier. Heureusement les professeurs de sport n’ont jamais déclaré la guerre aux pieds gauches. La notion leur semblait pourtant importante puisqu’ils parlaient de « pied d’appel », l’élève devant simplement savoir repérer quel était le sien. Le cuisinier en chef du réfectoire ne s’est jamais ému non plus devant tant d’élèves qui tenaient leur fourchette d’une main ou de l’autre.
Le crayon avait visiblement un autre statut. Il était un symbole de l’ordre, un indicateur de désordre. Tout contrevenant aurait besoin de recevoir une éducation appropriée et énergique. Ainsi, attacher la main dans le dos était une façon, certes barbare, d’enseigner une fois pour toutes et le plus vite possible le geste conforme, sans que la main gauche ne vienne s’en mêler.
Après tout, ne reproduisons-nous pas sans cesse des gestes inscrits depuis toujours dans notre mémoire ? Un geste une fois appris sera réutilisé toute la vie. Si le gaucher apprend à exécuter un geste de sa main droite, comme serrer la main pour dire bonjour, ce geste simple ne sera plus jamais source d’hésitation. En revanche, en l’absence de consigne la main franche sera toujours la première à se lancer.
Concernant cette notion de l’apprentissage du geste, je suis d’ailleurs dubitatif face à qui se déclare fortement handicapé de sa main frêle au point de ne savoir qu’en faire. Je constate que chaque matin nous savons enfiler nos vêtements. Il en existe un particulièrement exigeant en dextérité pour chacune des mains, celui qui possède un bouton au bout des manches. Ainsi seule une main droite pourra boutonner la manche gauche, tandis que seule une main gauche pourra le faire pour la manche droite. Nous avons tous oublié la difficulté éprouvée, enfant, à réussir du premier coup ces deux prouesses quotidiennes. Pourtant nous n’y songeons plus et réalisons chaque jour ce geste bref mais compliqué de l’une et l’autre main, sans même nous en rendre compte, sans ressentir le moindre handicap.
Aujourd’hui je suis convaincu que les anciens instituteurs avaient tort de forcer l’élève gaucher à utiliser sa main droite pour écrire, quand bien même ce serait pour son bien futur. Car un geste d’écriture sollicite beaucoup plus d’adresse et d’attention que serrer la main d’un collègue, et il n’est pas ponctuel mais prolongé jusqu’à la fin du mot, de la phrase, de la dictée entière. Pendant cette souffrance, à tout instant la main gauche du gaucher ainsi contrarié le supplie de la laisser faire. Quand le gaucher aura acquis de sa main droite le geste d’une écriture régulière, sa main franche le laissera-t-elle pour autant en paix ?
J’illustre cet aspect par une anecdote. Dans ma jeunesse professionnelle j’ai été employé dans une banque pour un certain nombre de mois. Mon travail était simple, je devais recompter des billets, toute la journée. Le premier jour, on m’a enseigné le geste, un index le plus léger possible devant caresser à la vitesse de l’éclair le coin supérieur droit pour découvrir le billet suivant, tout en incrémentant le compteur mental et ainsi de suite. Il était important d’être absolument sûr que l’index n’ait pas soulevé deux billets à la fois. Le geste était répété cent fois par bracelet, des milliers de fois dans une journée de travail. Il était obligatoire, pour des raisons qui me furent expliquées, que l’index soit celui de la main droite.
Le geste définitif fut acquis rapidement mais ma main droite restait endolorie par un geste contre nature. Tout au long de cette période où je fus affecté à cette tâche monotone, je dus repousser une main gauche qui se rappelait sans cesse à mon souvenir. Un jour, je fis l’expérience interdite, pour voir si enfin ma fatigue nerveuse en fin de journée serait soulagée par le geste accompli cette fois d’une main franche, libérée et pouvant désormais se dégourdir les doigts. Ce fut un échec immédiat car le geste professionnel ayant requis une éducation préalable n’était maîtrisé que par le seul index droit. Ma main gauche, en dépit de son enthousiasme, se révéla incapable de réussir ce travail simple.
Aujourd’hui, quand je pense aux brimades et contraintes subies à l’école puis dans la vie en raison de cette soi-disant différence qu’est la sinistralité, j’éprouve le besoin de remercier Léonard de Vinci en personne. Quand je vois qu’on prête au gaucher un cerveau aux hémisphères spécifiquement câblés, cerveau pouvant donc être perçu comme physiquement différent, je pense que nous autres gauchers avons échappé à une discrimination, une chasse aux sorcières qui aurait pu être bien pire.
Car heureusement nous avons un protecteur, un illustre représentant, Léonard de Vinci dont le souvenir est en tête de quiconque se trouve en présence d’un gaucher. Ce génie incontestable est connu de tous notamment pour avoir été gaucher. La preuve en serait qu’il écrivait dans un sens ou l’autre – pourtant les gauchers ne se trompent pas de sens quand ils écrivent autant que je sache. Pour un peu, on penserait que non seulement Léonard de Vinci était génial, mais qu’il l’était parce qu’il était gaucher, et que par voie de conséquence tout gaucher serait alors une sorte de génie à découvrir.
Bref, qu’il ait été gaucher ou non, nous autres gauchers devons beaucoup à Monsieur Léonard pour les retombées de son génie dont nous ne sommes pour rien mais qui modifient dans le bon sens le regard de l’autre, profitons-en, c’est complètement usurpé mais ça nous fait le plus grand bien !