T02 – Un discours de départ à la retraite

[04/02/2024]

Un discours de départ à la retraite

Voilà venu pour moi le temps de vous dire au revoir, comme tant d’autres l’ont fait avant moi.

Et c’est que j’en ai vu partir des anciens !

Des collègues, mon père, mes oncles et tantes, et plein d’autres gens quand j’étais enfant. Ils étaient tous heureux ce beau jour venu.

Je le suis aussi, mais me voilà chagriné par un sentiment de sens contraire, une sorte de culpabilité à plusieurs étages.

Outre le fait de quitter celles et ceux que j’apprécie, je crois entendre une interrogation souterraine, insistante, sincère assurément : mais que vas-tu faire en retraite ? Vas-tu rester actif, par exemple contribuer à du travail bénévole ou bien vas-tu ne rien faire ?

J’entends ce « rien faire » comme un reproche nouveau, l’expression d’une sorte d’absurdité, de paradoxe logique, d’aberration comportementale. Mais c’est peut-être le signe qu’on pense les choses de façon nouvelle.

Ne rien faire, voilà un délice interdit désormais à portée de main. J’en imagine la gestuelle : se maintenir allongé sur un matelas confortable, le corps, la tête, les yeux tournés vers la fenêtre ouverte, et au-delà vers les nuages, contempler chaque instant qui passe, sa forme, ses enchaînements, tout en savourant le plaisir de ne brûler aucune calorie, de ne faire bouger le moindre cil, sans plus penser, le plus longtemps possible, sans même respirer tant qu’on y est.

Il se pourrait bien que je ne puisse supporter longtemps le bonheur d’un tel anéantissement métabolique. Pas plus de 5 minutes en tout cas. Ne rien faire du tout semble ennuyeux. En plus les nuages, ça bouge et les yeux doivent suivre.

Je n’ai peut-être pas bien compris la question de mes collègues incrédules. Peut-être faut-il comprendre : « vas-tu te livrer à des activités para-professionnelles, agir en bénévole au sein de structures régies par des règlements internes, des strates hiérarchiques, un temps attribué à la portion congrue pour produire de la performance efficiente, absorber des directives en langue de bois et éléments de langage en anglais se déversant tel un torrent, s’arranger sur la pointe des pieds avec les autres pour envisager une absence, malaxer dans la tête toutes sortes d’injonctions contradictoires comme le monde du travail en sécrète tout naturellement.

Oui je ferai sûrement quelque chose, mais rien qui s’apparente à une activité aussi compliquée. En fait je veux juste me retirer à mon tour du monde du travail et de ses tracasseries qui au bout de 40 ans finissent par endolorir l’âme.

Mais voilà donc qu’une autre culpabilité me chatouille au moment de partir.

Ainsi moi, j’ai la chance de partir plus tôt que mes collègues plus jeunes et sûrement beaucoup plus tôt que les plus jeunes d’entre eux.

Pourtant rassurez-moi, je l’ai bien méritée cette retraite !

J’ai fait mon temps, d’ailleurs nettement supérieur à celui de mon père. Mon Papa, comme beaucoup d’autres, partait en retraite à 60 ans – 37,5 années de service comme on disait – comme c’était la règle depuis 1981. Mon Papa est pourtant parti avant cette échéance, puisqu’il a bénéficié, comme tant d’autres d’une pré retraite. Et aussi d’une invalidité vu une fragilité cardiaque que le travail risquait d’aggraver. Il est donc parti à 56 ans. Comme plein d’autres. Sans culpabilité imaginable.

Plus de pré retraite pour nous autres, ce terme a disparu des radars et des esprits. Quant à l’invalidité, mieux vaut ne plus être concerné car elle n’est plus donnée qu’aux plus brisés d’entre nous.

Donc pour moi, à qui mère nature a pourtant déjà présenté les classiques pathologies « dues à l’âge », ce ne sera pas 56 ans, mais 62. Je travaille déjà 6 ans de plus que mon papa et je trouve que ce n’est pas juste. Et combien pour les plus jeunes. Il y a bien le déblocage du compte épargne temps qui rapproche l’échéance, mais c’est pour ceux qui ont renoncé à leurs congés légaux. Il y a aussi parfois des formules de départ anticipé mais il faut mettre la main au portefeuille, donnant donnant, quand le calcul habituel serait inverse, soit comment ne pas être trop pénalisé à l’heure de palper la pension trimestrielle.

Il semble venu dans l’air du temps d’assimiler le temps passé hors de la sphère professionnelle à du temps perdu à ne rien faire, une oisiveté miraculeuse rendue possible par l’atteinte d’un âge symbolique et arbitraire et un code du travail accommodant, hérité du passé sans doute.

Est-il réellement si peu naturel de travailler ? Est-il vraiment choquant de poursuivre son activité professionnelle bien au-delà de ces limites théoriques finalement peu sérieuses ? N’est-il pas choquant au contraire de ne travailler que 8 heures sur une journée qui en compte 24 ?  De continuer à percevoir un salaire en été alors qu’on est au bord de la mer avec les enfants pour un long mois et qu’on ne produit rien ? De gaspiller ce salaire à ne rien faire deux jours par semaine, prostré dans sa maison le dimanche alors que le travail sur le bureau attend votre retour ?

Que s’est-il donc passé ? Comment un principe aussi sain et utile que le travail a-t-il pu se désagréger au profit de l’oisiveté ?

Cet état de largesse est récent. Je fais partie de la première génération où les enfants n’ont pas travaillé à l’usine. Ma mère, mon père, dès l’âge de huit ans « portaient à l’arche » à l’usine de verrerie du village. Les enfants étaient ouvriers quand ils n’étaient pas à l’école. Bien sûr leur travail était adapté à leur âge, leur taille, leur force. « Porter à l’arche » voulait dire introduire à bout de bras des pièces de verrerie dans l’immense four incandescent de l’usine à l’aide de longues perches. Quand ma mère nous en parlait, ce n’était pas pour dénoncer le scandale des enfants à l’usine. Elle disait juste que c’était très dur.

Il est temps de penser à la santé. Qui commence par celle de la société, de l’économie, du travail. Il n’est pas scandaleux de remettre tout ce monde dans le droit chemin, les vieux et les enfants dans un travail, adapté bien sûr, réintégrer dans leurs bureaux les juillettistes et aoûtiens, les apprentis skieurs du printemps, les vacanciers d’automne, d’hiver, les martyrs du weekend qui se dessèchent à regarder leur pendule égrainer des minutes interminables. Quant aux malades qui écoutent le médecin et croient qu’en restant chez eux ils donnent au temps le moyen de les guérir, qu’ils réalisent que le législateur a rendu obligatoires les armoires à pharmacie et les défibrillateurs sur le lieu de travail, et que le retour de leur contribution sera un meilleur remède. Le monde du travail est celui qui accueille chacun, même le gréviste qui préférerait rester chez lui ou crier dehors pour réclamer un salaire, bien inutile quand on y pense, quand l’entreprise peut offrir à chacun un sandwich mou croqué à l’usine au milieu de tous dans un instant de communion joyeuse.

L’oisiveté est l’ennemie de l’âme, travaillons 30h par jour, 400 jours par an, jusqu’au soir glorieux où tel un Molière chacun entrera dans la légende de celui qui s’éteint au pied de l’enclume, au sommet de son œuvre professionnelle.

Pour ma part, je fais le vœu inverse, je pense que le droit à la retraite m’appartient, qu’on m’en a déjà confisqué beaucoup, et que je ne laisserai plus personne m’en soustraire ne serait-ce qu’une minute. Battez-vous contre ceux qui usent de la redoutable ingénierie des mots pour petit à petit modeler votre pensée, nier vos droits, les réduire voire les abolir. Et ne laissez personne vous empêcher d’œuvrer à toujours améliorer vos conditions de travail et de vie.

Bonne retraite méritée à tous le jour venu.