NTC-1003
C’est sans doute injuste mais les faits sont là, le prof de français vient de me flanquer une punition : Décrire en 60 lignes une calculatrice extraordinairement banale, tellement impersonnelle qu’on a le sentiment qu’on aura fini avant même de commencer …
Je me livre donc à cet exercice aride dont je sais qu’il ne sortira rien de miraculeux, de la banalité ne surgira aucune pépite cachée.
A première vue, la NTC-1003 serait une sorte de Casio. La position de l’afficheur, ainsi que l’allure générale, le dos, la trappe à piles rappellent la Casio Fx-80 par exemple. Pourtant après vérification, le dos est une imitation. La Fx-80 possède un dos similaire mais pas rigoureusement identique dans ses proportions. La trappe de cette dernière s’ouvre d’ailleurs par un mouvement latéral et non du bas vers le haut. La partie qui surplombe l’afficheur, avec sa dizaine de stries horizontales, témoigne d’une solide volonté de ressembler à une CASIO coûte que coûte.
Le détail ultime qui montre que ce n’est pas une CASIO : les quatre touches arithmétiques ne sont pas disposées en carré mais en ligne.
Nous avons donc très vraisemblablement affaire à une machine construite sous licence SHARP. L’examen des légendes de touches montre une grande familiarité avec la gamme de calculatrices scientifiques SHARP. Le test Forensics donne d’ailleurs le même résultat que pour la SHARP EL-531, et beaucoup d’autres machines issues de cette sphère prolifique.
Avec une particularité quand même, la fonction CN (Change Notation) capable de traduire un affichage avec exposant, en affichage avec tous les chiffres possible. Cette fonction n’est pas répandue chez les SHARP. On la trouve sur une EL-5805, figurée par deux flèches opposées disposées horizontalement, et aussi la EL-531. Plus inattendu, le CANON F-300P, de signature Forensics quasi identique présente une touche CN lui aussi.
D’autres particularités apparaissent quand on observe de près le clavier. Si le témoin LCD « 2ndF » existe, il est en revanche activé par une touche « F » inhabituelle chez SHARP. Idem pour la commutation en mode statistiques repérée par un « σSET » inédit.
D’où peut donc bien provenir cette machine ? Quel constructeur l’a produite ? Quand ? Mon prof de français est décidément machiavélique, pour ne pas dire plus, car rien, aucune inscription ne peut m’aider dans cette recherche.
En particulier, cette calculatrice ne montre pas de marque commerciale apparente. Elle s’appelle juste NTC-1003. NTC n’est pas une marque, c’est plutôt un simple préfixe dont le « C » signifierait sans doute « calculatrice » ou quelque chose comme ça. NTC est de toute façon un acronyme inconnu dans le monde des calculatrices. Pas d’inscription non plus au dos, rien de rien. Pas de numéro de série non plus, bien qu’un emplacement soit prévu sur la coque.
Alors, ouvrons la machine et regardons ce que les circuits peuvent nous apprendre. L’ouverture ne présente pas de difficultés. Deux vis à ôter, la coque à déclipser avec un objet style carte bancaire ou analogue. Et là encore, un désert informatif. La puce est carrée, noire, totalement muette. Le PCB (la carte mère) ne souhaite pas en dire plus, le seul indice visible est une minuscule et laconique inscription perdue au milieu des circuits, en quelques lettres et chiffres, dont je ne sais tirer quoi que ce soit.
J’ôte les 5 ou 6 vis qui relient le PCB à la face avant. J’ai maintenant accès à la nappe caoutchouc, en un seul morceau, chargée d’établir la liaison entre les doigts et les circuits. Je note un inhabituel relief, les touches ont en effet une course longue, avec un toucher un peu dur et imprécis. Avant de remonter l’ensemble, j’en profite pour passer un coup de chiffon sur la face interne de l’afficheur, quelque peu poussiéreux.
Faisons un point à ce stade sur la progression de cette méchante punition. A peine 30 lignes écrites, qui ne font guère avancer l’étude. Je pourrais changer la taille de la police de l’article, de façon à arriver plus vite aux 60 lignes. Mais si l’artifice était découvert en fin de compte, et qu’il conduise à 60 lignes supplémentaires, je m’en mordrais les doigts … Donc décrivons encore.
Allumons la calculatrice. Pas de problème, tout fonctionne malgré l’âge perceptible de la machine. Quel âge au fait ? Une nappe caoutchouc en un morceau, un afficheur gris, une mention « Auto power off » en façade permettent de placer le curseur sur une période de production allant de 1980 à 1985. Avant 80, les machines n’avaient pas encore l’arrêt automatique, après 85, c’était devenu si naturel qu’il n’y avait plus lieu de le rappeler en façade. La nappe caoutchouc fait office de touches « gomme », pas si anciennes que ça non plus. Et l’afficheur gris colle avec la datation lui aussi. Et on peut ajouter l’interrupteur, logiciel et non plus mécanique, et la boucle est bouclée.
Dix chiffres s’offrent à l’utilisateur. C’est toujours appréciable. Ce qui l’est moins, c’est l’extrême finesse du point décimal, quasi invisible pour qui n’a pas un oeil de lynx. Quant aux témoins LCD ils sont, sans surprise, ceux de nombreuses SHARP.
Ce clone technique de SHARP et visuel de CASIO, comme il en existe tant, fut-il construit en Europe de l’Est ? En Allemagne ? En Argentine ? En Australie ?
Ce modèle a été déniché dans un dépôt de l’association Emmaüs du Nord de la France. C’est donc sans doute en France que fut achetée cette machine à l’origine. Et longuement utilisée, car les patins sont très usés. La calculatrice était par ailleurs couverte de poussière quand elle a quitté le dépôt.
Sachant qu’un clone est forcément vendu moins cher qu’une machine de marque, j’en déduis que la NTC 1003 était une calculatrice de faible prix. Ce point est corroboré par les légendes de touches dont certaines semblent littéralement avoir été gravées à main levée !
J’arrive au terme de cette sévère punition, mon éditeur de textes me montre 54 lignes, et je dois en produire 60. Je n’ai plus rien à dire … Je n’ai donc pas le choix, je dois rendre mon article tel quel, en espérant que le prof comprendra finalement qu’il est impossible de tirer plus d’eau en pressant du sable …
Mais miracle ! au moment où j’appuie sur « publier mon article », celui-ci se voit proprement et automatiquement reformaté en un texte de … 68 lignes … Ouf
Merci au lecteur de m’avoir accompagné durant cette triste présentation. Bon OK, je n’ai pas de professeur, et ceci depuis plus de 30 ans maintenant, mais des punitions comme celle-là, et même pire que celle-là, leur souvenir m’accompagne encore parfois. Le caractère remarquablement sobre de la NTC-1003 les a fait ressurgir une fois encore, mais juste pour rire cette fois.